" Ca interpelle ! " s’exclame avec une moue dubitative Joël Bevierre, un ancien mécano de la vapeur à qui j’expose l’état de nos investigations sur la cité modèle de Raoul Dautry.
Nous sommes alors en janvier 2009. Un mois s’est écoulé depuis que Daniel Druart m’a fait part de ses découvertes relatives à l’empreinte compagnonnique de la cité cheminote et à ce stade de mes vérifications, je ne nourris plus guère de doute quant à la fiabilité de ses propos même si je n’en perçois pas encore très nettement la portée.
Tout en persévérant dans le décryptage du plan de la cité, je dois à présent m’atteler à l’appréhension d’une seconde difficulté : considérant que mon travail de journaliste ne vaudra que par ce que les lecteurs en retiendront, il me faut jauger ce que la culture commune est prête à recevoir de nouvelles informations susceptibles d’en bouleverser quelques fondements et Joël Bevièrre me semble t-il, par son implication dans la vie locale et cheminote, constitue le parfait échantillon test.
Retraité du chemin de fer, Joël Bevierre n’a jamais vraiment quitté le monde du rail. Syndicaliste actif, il consacre une part non négligeable de son temps libre aux manettes de la locomotive à vapeur du Vermandois et se réfère volontiers, lorsqu’il partage sa passion pour le rail en animant des conférences ou exposés, aux travaux de l’association pour l’histoire des chemins de fer (AHICF).
Mais de l’AHICF justement, il tient ses certitudes acquises à la lecture des actes d’un colloque organisé à Paris en 1988 sur le thème " des Chemins de fer, de l’Espace et la société en France. "
A aucun moment, il n’y est question d’autre symbolisme que celui " du désir de promouvoir l’intégration absolue du cheminot dans son travail " qui dépasse " la simple allégorie naïve à l’univers machiniste cheminot " incarnée par les " trois places [qui] décrivent trois roues de locomotives et l’axe longitudinal le piston les reliant."
D’équerre, de compas, de fil à plomb, il n’est nullement question.
La place de l’Etoile ? Une des pièces du puzzle urbain à propos desquelles le colloque aura retenu " l’exotisme des références culturelles parisiennes. "
Maintenant qu’on les lui pointe, Joël Bevierre distingue tout aussi clairement que Daniel Druart et moi-même le compas, l’équerre ou encore le fil à plomb, mais il demeure prudent. " Il est tout de même étonnant qu’aucune sommité n’ait relevé la chose jusqu’à présent " commente t-il, d’autant plus interloqué que l’éclairage apporté par Daniel Druart met paradoxalement en lumière quelques zones d’ombre sur lesquelles " les sommités " ne se sont jamais attardées. " On va peut-être mieux comprendre pourquoi on n’était incapable jusque-là de donner un sens au nom de certaines rues comme la rue des Grands rayons ou celle des Grands Camps."
Lorsqu’en ce jour de janvier 2009, je quitte Joël Bevierre, je pense percevoir ce qui, au fond, " l’interpelle. "
Bien plus que du symbole " du désir de promouvoir l’intégration absolue du cheminot dans son travail ", c’est du terreau d’une culture forgée de toutes pièces par Raoul Dautry en moins d’une décennie dont il s’agit. Une culture qui a survécut successivement à Dautry lui-même, à la destruction de la cité par les bombes et à la retraite qui a sonné pour Joël Bevierre comme pour tant d’autres le glas de la vie professionnelle. Mon " échantillon test " est bien placé pour savoir que tous cela dépasse allégrement le cadre restreint des visées utilitaristes prêtées à Raoul Dautry, lui qui, pour avoir guidé dans les rues de la cité Florence Aubenas, alors envoyée spéciale du quotidien Libération à Tergnier durant les grèves de l’hiver 1995, s’est engagé dix ans plus tard dans les comités de soutien à la journaliste retenue en otage en Irak.
Nous nous pencherons sur cette rencontre du grand reporter avec les cheminots ternois dans mon prochain billet.