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14 août 2010 6 14 /08 /août /2010 18:32

Dautry.jpgQui est ce petit bonhomme d’un mètre soixante-cinq capable de mener en cent jours à la tête de douze miles hommes – car outre ses effectifs cheminots, Dautry a reçu du haut commandement le renfort de plus de  11000 hommes – un chantier que le Génie militaire n’imaginait même pas pouvoir mener en moins de dix-huit mois ?

Raoul Dautry présente une caractéristique majeure : il n’est jamais seul.

Il est animé d’un esprit de corps qui semble faire de chacune de ses entreprises une fourmilière en mouvement et de lui-même une fourmi parmi les autres.

La biographie que lui consacre Rémi Baudouï (*) est truffée de témoignages de cet esprit de corps qui lui valut bien des inimitiés dans le contexte de classes de l’époque.

Ainsi eut-il à s’expliquer devant ses supérieurs du 2e régiment du génie de Montpellier, où il avait été admis en 1902 après deux années d’étude à Polytechnique, pour avoir commandé en cuisine des boissons chaudes à ses hommes harassés après une longue marche forcée sous la pluie.

Ses initiatives ne seront guère mieux perçues dans le secteur privé de la Compagnie du Nord lorsque, chef de district à Saint-Denis où il fut nommé en 1904, il bombardera sa hiérarchie de notes et rapports visant à améliorer les conditions de vie, de travail et par là de production de ses cheminots.

Tout ce qui améliore les conditions d’exercice des fourmis améliore aussi selon lui l’exécution de la tâche sur laquelle est centrée la fourmilière : construire et faire fonctionner un réseau ferroviaire. Et lorsqu’il s’agira au contraire de ne pas reconstruire et de ne pas faire fonctionner les réseaux ferroviaires belges et du Nord de la France tombés sous le contrôle de l’Allemagne aux premiers mois de la Grande guerre, c’est en fourmi qu’il réagira, préconisant le déménagement de la " fourmilière " par le rapatriement en arrière des lignes françaises des cheminots de ces régions.

Rémi Baudouï raconte à ce sujet comment l’aménagement de la gare du Nord en centre d’hébergement d’urgence destiné à accueillir tout ce petit monde lui valut une nouvelle fois de devoir s’expliquer auprès d’une hiérarchie que, cette fois, il rallia à ses vues. Car pour Dautry, le cheminot n’est pas un travailleur interchangeable. Au même titre qu’une locomotive, c’est un organe à part entière du système ferroviaire qui, lui même, est un organe vital de la Nation.

Tout dans cette conception organique de la communauté cheminote intégrée à la communauté nationale, le sépare néanmoins de la France des notables qui préside alors aux destinées d’un pays qu’il juge en état de déliquescence.

 

Une reconstruction permanente

  

Le quotidien pour Dautry, ne peut être que le fruit d’un combat de tous les jours mené par une communauté centrée sur un objectif ; la France des notables constitue, elle, un groupe centré sur lui-même.

On voit là se dessiner le duel des perspectives ouvertes par l’action collective contre les certitudes d’un statut acquis une fois pour toutes.

Il faut dire que Raoul Dautry a tout pour ne pas succomber aux charmes de la certitude, lui dont la vie fut une succession de drames qui sans cesse le conduisirent à s’adapter.

L’ascendance même de Dautry est faite de deuils et de reconstructions.

Deuil des origines lorsque les arrières-grands-parents, descendants d’une lignée de vignerons protestants du Berry, quittent le sol de leurs aïeuls pour le Sud où Jean-Baptiste, l’arrière grand père, se convertit au catholicisme.

Deuil familial lorsque le fils de Jean-Baptiste, lui-même parti s’installer à Montluçon avec son épouse Gilberte dont il a une fille, Margueritte, meurt à 37 ans, six mois seulement après la naissance de Jean-Emile, le futur père de Raoul.

L’ombre du deuil encore, lorsque Jean-Emile, ébéniste de son état, épouse en 1879 l’orpheline Virginie Perrier dont il a un premier fils, Raoul justement, le 16 septembre 1880. Moins de deux ans se seront alors écoulés lorsque la jeune maman succombera en juin 1882 à l’âge de 24 ans des suites de l’accouchement du second fils, Albert. Et comme si la mort n’avait pas encore suffisamment frappé, elle happera également Jean-Emile lui-même dix mois plus tard dans un accident de cheval.

Raoul n’a pas encore soufflé sa troisième bougie et Albert n’a pas un an lorsque leur grand-mère paternelle Gilberte les prend sous son aile. Mais Gilberte est alors âgée de 68 ans.

C’est au contact de la rue que les deux orphelins mèneront de concert leurs premières expériences de la vie et c’est cette première expérience de la rue, celle du vécue et du ressenti, qui doit céder le pas à l’éducation religieuse traditionnelle dispensée par l’école des frères de la doctrine chrétienne où la grand mère inscrit Raoul en 1890. Il a alors dix ans.

Le répit n’aura été que de courte durée car dès 1894, la mort frappe à nouveau. Elle emporte cette fois la grand-mère et boute une fois encore les deux orphelins vers des horizons nouveaux : ceux de Margueritte, la tante paternelle.

Elle vit à Montluçon où elle partage la vie de Edmond Louis Pradal qui, rapporte Rémi Boudouï, est libre penseur, voltairien, laïque et anticlérical ; autant dire qu’il sonne le glas de l’éducation religieuse traditionnelle jusqu’alors dispensée aux deux jeunes frères.

 

La communauté contre la famille

 

Nulle trace dans ce parcours de filtrage affectif par lequel papa et maman eussent vraisemblablement épargné leurs progénitures de tels bouleversements; tout juste celle d’une succession de missions accomplies par la grand-mère d’abord après la disparition du père et par la tante ensuite après la disparition de la grand-mère. Une succession de missions accomplies avec l’aide des religieux pour la première et celle des anticléricaux pour la seconde ; autant de bouleversements que le jeune Raoul Dautry semble percevoir comme l’écho du fracas de la rue dans laquelle, au fond, il n’a jamais cessé de grandir depuis le précaire abris de ces cocons familiaux de circonstance.

Frappé par le destin qui l’a privé de mère et de père avant même qu’ils ne puissent lui transmettre leurs propres valeurs, Raoul Dautry mûrit en cela à contre courant d’une époque qui fait du père, garant de l’ordre familial confiné aux limites du logement, un comptable de l’ordre social.

Car les temps ne sont pas si loin où la disparition des parents n’eut pas radicalement bouleversé le cours de l’intégration des enfants dans leur univers initial, le plus souvent organisé en corporations. Comme le souligne Philippe Meyer dans L'enfant et la raison d'état,  "  Dans la diversité urbaine et sociale, l’enfant apprenait la vie. C’est dire que la transmission des savoirs et des cultures se faisant par apprentissage direct, par imprégnation, il n’était pas séparé d’une communauté dont il prenait sa part d’activités et au rythme de laquelle il contribuait. "

Mais ces temps là sont révolus lorsque les jeunes frères Dautry perdent leurs parents. Les corporations ont été mises à l’index de la Révolution de 1789 et la rue est vidée par les garants de la révolution industrielle de ses masses laborieuses et dangereuses arrachées à leurs campagnes et que les nouveaux décideurs veulent confiner à l’espace privé de la famille; une famille réduite en l’occurrence au père, à la mère et aux enfants, pour mieux ordonner l’ancien espace social de la rue aux besoins de la nouvelle configuration économique.

C’est entre cette famille nouvelle qu’il n’a pas et cette rue traditionnelle qui n’est plus que Raoul Dautry creusera, nous le verrons dans nos prochains billets, son sillon.

 

(*):  Raoul-Dautry, 1880-1951, Le technocrate de la République. Editions Balland.

 

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29 juillet 2010 4 29 /07 /juillet /2010 15:47

stele-113.jpg             

 

 

 

 

 

                                                                                      

Comme sur toutes les bornes Moreau-Vauthier est

gravé dans celle de la cité: "ici fut repoussé l'envahisseur".

Mais peut-être serait-il plus exact d'y voir figurer: " ici fut remportée la première bataille du rail qui permit de repousser l'envahisseur."

 

 

 

 

 

 

La présence au cœur de la cité d’une stèle censée borner le front initial de la reconquête de l’été 1918 n’est incongrue, disais-je dans mon précédent billet, que si l’on considère la reconquête sous le seul angle des combats armés conformément à l’esprit originel des bornes Moreau-Vauthier. Mais ce serait faire là l’impasse sur la logistique de la reconquête ; une véritable bataille au cœur de la bataille. Pire : un obstacle rédhibitoire que le génie militaire s’est révélé être incapable de franchir dans les conditions requises par une situation dont Rémi Baudouï, historien et urbaniste, dresse l’état des lieux dans un ouvrage intitulé Raoul Dautry, le technocrate de la République.

L’évolution du front telle que nous la décrivons dans notre précédent billet montre en l’occurrence que la percée allemande impulsée le 21 mars 1918 entre Saint-Quentin et Montdidier place le nœud ferroviaire amiénois sous le joug de l’artillerie ennemie.

Qui plus est, la ligne Montdidier-Amiens est sous le contrôle des Allemands qui tiennent également à portée de canons la ligne Clermont-Amiens.

Les alliés viennent tout simplement de perdre en ce printemps 1918 leurs voies de circulation de masse entre le Nord et le Sud de la Somme. " Le chemin de fer ne desservant plus le front, les hommes sont débarqués loin des lignes, qu’ils rejoignent, sac au dos, au terme de marches forcées de dizaines de kilomètres " note Rémi Baudouï qui résume la situation en une phrase qui résonne comme le clairon du repli général : toute velléité de reconquête ne serait dans ces conditions que vaine spéculation.

L’état major allié s’en ouvre dès le début avril aux autorités françaises qui confient à la compagnie des chemins de fer du Nord une étude de faisabilité dont le verdict est sans appel : seule la construction d’une ligne à double voie à l’Ouest d’Amiens, est de nature à rétablir la capacité de circulation requise par la situation entre le Nord de l’Oise et le Nord de la Somme.

Le verdict du génie militaire est lui aussi sans appel : une telle nouvelle ligne ne saurait être opérationnelle dans le meilleur des cas avant dix-huit mois.

Général en chef des armées alliées en France, Foch ne peut se résigner à une telle perspective.

Les Allemands sont à Château Thierry et la route pour Paris n’est plus très longue. Cette nouvelle ligne, il la lui faut sous trois mois !

On fait alors appel à un jeune ingénieur de la voie du réseau Nord : Raoul Dautry.

Il n’est âgé que de 38 ans mais sa réputation le précède. Chargé depuis le printemps 1916 d’assurer auprès des militaires l’appuis logistique et technique des voies, il brille par son efficacité ; par son sens de l’organisation et du devoir surtout, qui le conduit à démonter ici des voies de moindre importance pour les reconstruire là où leur intérêt est capital.

" La voie sera prête dans cent jours "  aurait-il annoncé à Foch.

 

Une victoire peut en cacher une autre

 

Promu ingénieur principal de la voie le 1er mai 1918, Raoul Dautry livrera effectivement cette voie nouvelle que le génie militaire ne pouvait imaginer réaliser en moins de dix-huit mois le 1er août. Juste à temps pour alimenter la contre offensive victorieuse de la reconquête qui, hors de cette liaison de masse entre la ligne du littoral Boulogne-Abbeville et la ligne Abancourt-Saint-Omer-en Chaussée, eut suivi un tout autre cours.

Vingt-cinq ans avant la Résistance face au Nazisme, Raoul Dautry vient de livrer, et de remporter, la première bataille du rail. Et bien plus encore car les temps ne sont pas très loin où l’on envoyait la troupe pour déloger les cheminots en grève.

C’était il y a huit ans seulement, en 1910. La dégradation continuelle des salaires et des conditions de travail avait conduit les cheminots à la grève d’abord au sein du réseau Nord et particulièrement à Tergnier, puis de l’Ouest déjà sous contrôle de l’Etat. Une grève d’une semaine en octobre 1910 mais cette semaine là avait suffisamment marqué les esprits pour que la direction de la Compagnie du chemin de fer du Nord se demande, selon Rémi Baudouï, si son jeune inspecteur de la voie Raoul Dautry n’avait finalement pas un peu raison lorsqu’il prônait une organisation du travail indissociable de l’organisation sociale des travailleurs.

Et ce sont ces travailleurs-là qui, huit ans après essuyé l’assaut de la troupe, volent sans compter et sans faiblesse au secours de la Nation en cet été 1918.

Cent jours durant, les cheminots ont travaillé sans relâche, sept jours sur sept et de jour comme de nuit aux côtés des poilus du régiment des chemins de fer ?

Raoul Dautry lui-même ne s’est pas exempté de ce régime de forçat. " Excepté une courte escapade à Libourne le 8 juillet 1918, pour le mariage de Jacques Heugel dont il est le témoin, Dautry ne s’arrête jamais " précise Rémi Baudouï.

La précision ne serait qu’anecdotique si elle ne témoignait pas au passage de la transposition, plus tard, de l’univers de Dautry dans la cité des cheminots de Tergnier où Madame Heugel – la mère de son ami Jacques – est dès l’origine omniprésente.

Bref, Dautry ne vient pas seulement de remporter la première bataille du rail ; il remporte également celle de sa conception d’une organisation du travail fondée sur une fédération des Hommes autour de leur travail, en rupture avec une conception déshumanisée de la main d’œuvre.

La borne Moreau-Vauthier implantée au cœur d’une cité cheminote qui est la première traduction concrète de cette nouvelle conception de l’organisation du travail, pourrait bien n’être dans ces conditions que le pendant collectif de la reconnaissance individuelle manifestée par la Nation à Raoul Dautry lorsque, inaugurant la voie des cent jours le 15 août 1918, le président du conseil lui remit à titre exceptionnel et militaire les insignes de chevalier de la Légion d’honneur.

On comprendra dès lors que, bien plus que la mémoire des " agents SNCF de la région ternoise tués par faits de guerre " tel que le stipule la plaque de la gare, c’est celle des pionniers de la communauté cheminote reconnue comme telle avec sa culture, sa discipline et ses codes que l’Amicale des Cheminots honore chaque premier week end de juillet à l’occasion de la fête de la cité.

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27 juillet 2010 2 27 /07 /juillet /2010 09:27

Front-Tergnier.jpg

En violet: la ligne de front  fixée depuis le printemps 1917 lorsque l'Allemagne lance son offensive vers l'Oise en mars 1918.

En rose: la ligne de front aux premiers jours d'avril 1918  fixée entre Tergnier et Noyon sur le cours de la rivière Oise.

 

 

Comment la communauté cheminote a t-elle pu s’approprier le symbolisme d’une stèle qui ne lui est a priori pas dédiée ?

La réponse la plus vraisemblable me semblait être dans un premier temps dans une forme d’appropriation des valeurs incarnées par le 113e R.I. ; valeurs de bravoure, de discipline et de dévouement, écrira le 10 novembre 1918 son commandant le lieutenant Colonel Roulet au maire de Blois dont le régiment est originaire.

Ces valeurs, le 113e R.I. leur aura donné corps à plusieurs reprises au cours de la Grande guerre et en particulier dans les combats désespérés de Tergnier-Vouel décrits dans ses  carnets de campagne  probablement sous la plume de son "  chef ".

Nous sommes en mars 1918. Alors que le front est fixé depuis 1917 sur une ligne qui s’étend – pour ce qui concerne la région - de Reims à Lens en passant par le sud de Laon, l’est de l’agglomération Tergnier-La Fère, Saint Quentin et Arras, l’Allemagne lance le 21 à l’ouest et au sud-ouest une offensive majeure qui menace directement Amiens et lui ouvre les portes de l’Oise en direction de Paris.

Mais avant de les ouvrir, ses portes, il lui faudra franchir entre Tergnier et Quessy le canal de Saint-Quentin qui longe par ailleurs au sud de l’agglomération la rivière Oise.

L’obstacle n’est pas mince mais il n’est pas infranchissable. Pour preuve : les lignes anglaises, au nord de l’Oise, cèdent ; sauf une qui résiste encore entre Chauny et Tergnier où les premiers éléments ennemis viennent de franchir le canal.

Dès le 22 mars, le 113e R.I., élément de la 125e D.I. appelée à consolider la jonction des lignes anglaises et française, est acheminé jusque Marest-Dancourt, à l’Ouest de Chauny, où elle reçoit l’ordre de repousser dès le lendemain les éléments adverses qui ont d’ores et déjà franchi le canal Crozat ( canal de Saint-Quentin).

Menée conjointement avec le 131e R.I., l’attaque est lancée depuis Viry Noureuil en direction de Vouel puis du château de Quessy.

Ayant dépassé les lignes anglaises qui résistent de plus en plus difficilement à la pression allemande, les Français atteignent le cimetière de Vouel où ils essuient les tirs destructeurs des mitrailleuses allemandes postées en amont et annonciatrice d’une nouvelle déferlante ennemie.

Débordés par le nombre et par l’artillerie adverse, les éléments française abandonnent le cimetière de Vouel en début d’après midi, puis la commune de Noureuil quelques heures plus tard.

Un jour et demi encore, acculés par la puissance adverse, ils livreront ainsi une résistance acharnée à la progression allemande vers les ponts de l’Oise laissés sans défense par le replis anglais sur Amiens. Leur franchissement par l’Armée Ludendorf mettrait en péril la 6e Armée qui tient bon encore en forêt de Coucy, et au delà Paris.

Ces ponts, ils les abandonnent le 25 mars en début d’après midi non sans les avoir coupés pour se replier sur la rive sud de l’Oise.

" L’attitude du 113e fut admirable au cours de ces combats difficiles dont les résultats, au dire du général commandant l’armée, ont eu une importance absolument exceptionnelle " est-il rapporté dans les carnets de campagne du régiment. " Cette importance ne sera comprise que plus tard, quand on saura combien était urgente, le 23 mars, la nécessité de gagner vingt-quatre heures, afin de pouvoir couvrir Paris et les derrières de la 6e Armée au sud de l’Oise. "  

 

Vingt-quatre heures pour l'éternité

 

Ainsi donc apparaît-il ouvertement que le 113e R.I. aura été sacrifié sur l’autel des intérêts supérieurs de la Nation pour gagner vingt-quatre heures dans la couverture de Paris et des arrières de la 6e Armée, ce qui fait dire au Lieutenant Colonel Roullet dans son courrier du 10 novembre 1918 au maire de Blois que "  d’autres régiments ont pu accomplir des tâches plus brillantes couronnées de succès prévus qui apparaissaient comme les annonciateurs du triomphe définitif. Aucun n’en a rempli de plus pénibles, de plus glorieusement obscures que le 113e et aucun n’a déployé plus que lui les prodigieuses ressources de courage têtu et l’endurance patiente qui ont sauvé la France et gagné la guerre. "

Sacrifice ; autel… Ces termes prennent dans le contexte de la cité une résonance particulière car n’est-ce pas au croisement des axes structurants de la ville qu’est traditionnellement érigé le temple tel que nous l’avons évoqué dans un précédent billet ? Et n’est-ce pas à la jonction des deux axes qui, de fait, structurent également le temple que nous trouvons dans nos édifices cultuels l’autel où l’on célèbre au grès des époques, des cultes et des rites la communion, le sacrifice et le dépassement de soi. N’est-ce pas enfin à propos du symbolisme de cette jonction des deux axes qu’Irène Mainguy écrit dans La symbolique maçonnique du troisième millénaire que "  c’est après être passé par le stade d’une descente intérieure, dans nos zones d’ombres ou ténèbres intérieures […] que l’on pourra remonter jusqu’au niveau horizontal de la terre, lieu ou centre d’un axe formant une croix, à partir duquel on entreprendra d’approfondir tous les aspects de la dimension terrestre " ?

L’appropriation par la communauté cheminote des valeurs incarnées par le 113e R.I. n’apparaît plus sous cet angle tout à fait incongrue.

Reste que les glorieux combats précédemment évoqués remontent au printemps 1918 et que la stèle est censée borner la ligne du front de la reconquête de l’été 1918.

Elle n’a a priori pas sa place au cœur de la cité ; sauf si l’on considère le front de la reconquête autrement que sous le seul angle des combats armés. Car – nous le verrons dans notre prochain billet – Raoul Dautry en tant que jeune ingénieur de la Compagnie des chemins de fer du Nord, n’a pas été promu par hasard à titre militaire dans l’ordre de la Légion d’honneur.

 

 

 

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22 juillet 2010 4 22 /07 /juillet /2010 10:04

Marcel-Vilette.jpg

Si la stèle du 113e R.I. a piqué ma curiosité, c’est que ce petit bout de béton mieux que tout autre construction de la cité témoigne, me semble t-il, de la force des codes culturels induits par la configuration urbaine.

 Ce codage culturel si implicite que nul ne songe même à en interroger les fondements m’est apparu à la lumière du rituel dépôt de gerbe effectué chaque année durant le premier week end de juillet par l’Amicale des cheminots à l’occasion de la fête de la cité.

 Alors que les noms des cheminots ternois "  tués par faits de guerre " sont gravés sur une plaque apposée au mur de la gare SNCF dans le centre ville de Tergnier, c’est devant la stèle du 113e R.I. que l’Amicale, ultime réminiscence du conseil de la cité, honore invariablement la mémoire des cheminots tombés pour la France.

Ce détail m’a toujours intrigué ; songerait-on à commémorer les victimes de la déportation devant une stèle érigée à la mémoire des combattants d’Afrique du Nord ?

Je m’en suis ouvert au printemps 2009 à Alain Chenot, ancien président de l’Amicale des cheminots qui, bien embarrassé, me promit de consulter à ce sujet ses camarades amicalistes.

Les éclaircissements escomptés allaient m’intriguer plus encore.

Cela se passa quelques semaines plus tard lors d’une réunion de préparation de l’édition 2009 de la fête des cheminots à laquelle j’étais convié en tant que journaliste localier.

Il y avait, réunis dans leurs locaux de l’Avenue du 5e corps, une douzaine d’amicalistes.

" Il y a un journaliste à la con qui bien entendu m’a posé une question à la con ! "  lança Alain Chenot de son habituelle gouaille provocatrice. " Pourquoi est-ce que l’on dépose une gerbe à la stèle du 113e R.I. alors que la plaque des cheminots est apposée sur le mur de la gare ? "

Moment de flottement ; échange de regards… Tous semblaient bien embarrassés par la question " à la con."

Tous sauf un : Marcel Vilette ( notre photo ci-dessus), le septuagénaire doyen du noyau dur de l’Amicale, chemise ouverte sur une large cicatrice rappelant à qui veut la voir que l’homme, sous ses allures de roc brut d’éboulement, a un cœur auquel il a fallu apporter quelques réglages.

" Cela s’est toujours fait là ! "  clama t-il comme surpris que l’on puisse poser une telle question.

" Cela veut dire que vous avez toujours honoré la mémoire des cheminots dont les noms sont gravés sur la plaque de la gare devant une stèle dédiée à un régiment qui n’a rien d’autre de cheminot que le fait de s’être battu sur le site de la cité avant même qu’elle soit construite ? "  répliquais-je.

A leurs regards, je compris que mon apparente naïveté ne martelait que plus fermement la question " à la con . "

Un court moment désarçonné, Marcelle Vilette me fixa de ses yeux pétillants qui s’accommodent si bien à son sourire bienveillant : "  mais, c’est le cœur de la cité ! "

Le cœur de la cité ! Voilà bien l’éclaircissement que je n’attendais pas !  " Parce que le cœur de la cité n’est pas plutôt place Raoul Dautry ? "

" Non ! Le cœur de la cité, c’est la place du 113! " rétorqua t-il aussi assuré que soulagé.

 

Un diagramme du corps humain

 

A ce moment là, j’ai perdu la mienne, d’assurance. Juste le temps de balayer la perception que j’avais de la cité des cheminots pour en tirer les premiers fils d’une autre, plus subtile et nuancée mais o’combien nouvelle, pour moi comme pour d’autres.

Le cœur de la cité, de l’aveu même d’un Marcel Vilette réputé pour son pragmatisme indissociable de son militantisme syndical, n’est pas dans la concentration des équipements collectifs de la Place Raoul Dautry, ex Place de France, mais dans la jonction des deux axes structurants.

Entendez par-là que le cœur de la cité n’est pas là où se manifeste la vie de la cité avec ses écoles, ses bains-douches, sa poste, ses services médicaux, sa salle des fêtes et son conseil d’administration. Le cœur de la cité ne se réduit pas à une concentration de mouvements de ses habitants. Il est celui d’un ensemble urbain qui intègre simultanément ses habitants, leur environnement socioprofessionnel, leurs loisirs et tout ce qui régule leurs rapports à commencer par les voies de communication.

On voit là se dessiner un véritable diagramme de l’organisme humain dans lequel l’homme ne serait que le sang régénéré en permanence par les poumons de la place Raoul Dautry et circulant grâce aux battements du cœur qui alimente depuis la place du 113e R.I. les artères principales qui irriguent à leur tour l’ensemble par une succession de réseaux secondaire et tertiaire.

Une construction à l’image de l’Homme ?

Cela renvoie assurément à celle des cathédrales et par-là, à l’héritage des bâtisseurs de cathédrales.

Cela ne nous dit rien en revanche du voile qui enveloppe un autre mystère lié à cette place du 113e R.I. car la stèle que l’on y dit érigée à la gloire du 113e n’est pas une stèle banale. Il s’agit de l’une des bornes Moreau-Vauthier dessinant, depuis l’Est jusqu’au Nord de la France, la ligne de front depuis laquelle fut lancée en juillet 1918 la contre-offensive victorieuse qui allait aboutir à l’armistice du 11 novembre.

Le Touring club de France qui en est l’initiateur voulait par-là dessiner une sorte de route de la mémoire ; celle de la reconquête. Or le mystère tient ici au fait que le front de la reconquête ne passait en juillet 1918 ni par la cité ni même par Tergnier. Voilà une autre énigme sur laquelle nous nous pencherons dans le prochain billet.

 

 

plaque gare

 

  Apposée au mur de la gare, cour Pierre Sémard: la liste des 174 cheminots de la région ternoise tués par faits de guerre. Et pourtant, c'est devant la stèle du 113e R.I., au croisement des deux axes structurants de la cité, que l'Amicale des cheminots a toujours honoré la mémoire des siens.

 

 

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6 juillet 2010 2 06 /07 /juillet /2010 19:21

IMG_9121.JPG

Samedi 3 juillet 2010: 90 ans après la construction de la cité, l'Amicale des cheminots, héritière du conseil de la cité, se reccueille à la jonction du cardo et du décumanus devant la stèle du 113e R.I.

 

 

" Le décumanus romain partageait méthodiquement l’ovale de la cité " rappelait Jean-Pierre Bayard dans La spiritualité de la Franc-Maçonnerie.

On trouvera facilement maints descriptifs de ce rituel de fondation de la ville romaine dans les traités d’histoire de l’urbanisme, lesquels néanmoins s’étendent peu sur son symbolisme.

Si l’acte de création d’une cité nouvelle a pu revêtir jadis un caractère sacré, c’est qu’il interfère, de fait, avec la Nature dans toute sa grandeur, sa force et – cela en revanche a varié au grès des époques – ses mystères.

Le rituel que les Romains tenaient semble t-il eux mêmes des Etrusques tient – sans céder aux clichés – en deux temps et trois mouvements.

Premier temps : la transposition du monde céleste au sol, sur un espace vierge – celui-là même que l’on implore l’esprit divin de féconder par l’entremise de l’Homme. C’est à ce stade que l’on consulte les auspices pour s’assurer que les dieux ne s’opposent pas à la fondation de la ville.

Deuxième temps : la délimitation et l’agencement de l’espace concédé en quelque sorte par l’ordre cosmique – au sens propre du terme - à l’ordre humain.

D’abord, on établit un canal de communication entre les ordres divin et humain ; un axe vertical entre le Ciel et la Terre matérialisé par la projection au sol d’un point défini chez les Romains par l’augur et appelé à devenir le véritable cœur de la ville : le Templum ; le temple.

Ensuite, on reproduit autour de cet axe vertical entre le Ciel et la Terre la quadrature du cercle solaire ; opération confiée à l’arpenteur.

Le point étant considéré comme l’essence divine du Tout, l’arpenteur trace autour de celui désigné par l’augur un cercle qui en matérialise l’extension. On notera au passage que l’on retrouve là le symbolisme du compas.

L’arpenteur procède alors au tracé des directions des deux axes principaux : le cardo, l’axe nord-sud autour duquel tourne le soleil, et le décumanus, l’axe est-ouest de la course quotidienne du soleil.

Perpendiculairement à chaque axe, il traçe ensuite chacun des côtés du carré contenu dans le cercle pour obtenir un diagramme analogique de la ville nouvelle ; trois phases en somme, matérialisées par un cercle contenant un carré et une croix, symbole des trois niveaux Ciel-Terre-Homme. " La pierre, image de la terre, est symbolisée sous la forme d’un carré. Ce carré se lie au cercle afin de montrer que tout appartient au tout… " explique à ce sujet Jean-Pierre Bayard dans l’Esprit du Compagnonnage.

Troisième mouvement enfin : le tracé des limites de la ville nouvelle et la distribution des zones définies par la quadrature du cercle solaire en tenant compte des conditions topographiques, sanitaires etc et le cas échéant en adaptant l'orientation des axes structurants aux réalités du terrain ou encore aux vents dominants.  Une adaptation fidèle en quelque sorte à l’esprit du diagramme qui ne cède pas à de pures contingences matérielles sans néanmoins les ignorer.

 

De Rome à Tergnier

 

Faire naître une ville, c’est en quelques sortes accoucher une société humaine sur un petit bout de terre vierge fécondée par l’Esprit divin – celui qui régit tout sur la Terre comme au Ciel, quel que soit son nom. Et depuis la nuit des temps, l’Homme qui craint les fureurs de l’Esprit divin, s’efforce d’obtenir son assentiment en lui témoignant sa soumission.

Cela vaut dans nos sociétés modernes où toute construction monumentale est soumise aux règles de conformité établies sur le corpus pourtant évolutif des connaissances scientifiques et technologiques. Cela valait aussi en des temps plus reculés où le genre humain, faute de croire déjà à la science, croyait en un ordre cosmique qu’il lui paraissait salutaire de reproduire symboliquement à son échelle comme si ses propres réalisations étaient le fruit d’une inspirations divine insufflée par le canal d’un invisible cordon ombilical reliant le ciel à la terre.

" C’est cet éloignement vécu comme inexorable du monde naturel auquel l’Homme appartient pourtant qui marque la spécificité du rite de fondation [de la ville] "  affirme Brice Gruet dans son ouvrage intitulé La rue à Rome, miroir de la ville.

Membre du Groupe de géographie et d’histoire des territoires, de l’environnement, des ressources et des sociétés de l’école des hautes études en sciences sociales, l’auteur y traite en premier lieu de " l’exorcisation " de l’éloignement du monde naturel par "  l’affirmation d’une continuité entre les ordres naturel et humain, renouvelée par des fêtes ritualisées." explique t-il. " C’est au moment de la perte d’un élément essentiel de sa constitution que l’on se tourne vers cet élément afin d’en perpétuer le souvenir et d’en garantir la pérennité, au moins symbolique ."

Le symbolisme pour autant, se manifeste de façon très concrète dès lors que la "pérennité" de l’ordre cosmique se trouve assurée dans la ville naissante par les références au soleil et, à ce sujet, on notera que le cardo, axe Nord-Sud autour duquel tourne le soleil, n’est rien d’autre que l’axe Nord-Sud de la Terre dont nos ancêtres les Romains ignoraient tout de sa forme sphérique. Entendez par là que le cardo incarne bien cet axe immobile autour duquel tout tourne ; le point d’ancrage du fil à plomb.

Le rapprochement des cultures par delà les époques est, qui plus est, doublé dans le cas de la cité des cheminot d’une troublante analogie.

" Le temple se situe à l’axe des deux voies principales, au cœur même du cardo et du décumanus ; il est le centre du monde puisqu’il abrite la divinité "  note Jean-Pierre Bayard dans La spiritualité de la Franc-Maçonnerie. Or au cœur du cardo et du décumanus de la cité, le "  temple ", haut lieu de communion et de célébration, prend la forme d’une stèle : celle du 113e R.I.. Celle-là même où l’Amicale des Cheminots se recueillait en ces premiers jours de juillet 2010 encore en la mémoire des " Cheminots tombés pour la France ".

Cette stèle là n’ayant pas été érigée à la gloire des Cheminots tombés pour la France, nous tenterons de comprendre dans notre prochain billet comment et pourquoi les dépositaires de la culture cheminote  y communient, 90 ans après la création de la cité, avec leurs martyrs.

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1 juillet 2010 4 01 /07 /juillet /2010 12:37

Vue-generale-Nord.JPG

La fonction structurante de l'axe central apparaît de façon flagrante sur cette photo prise depuis le belvédère.

 

" Non seulement la logique du symbolisme des deux axes et sauve mais nous verrons de surcroît dans le prochain billet qu’elle s’inscrit dans le cadre d’un très ancien rituel de fondation des villes " annoncions nous dans notre précédente étape à propos des arbres qui, en bordant les deux axes principaux de la cité, définissent une croix.

Cette croix, Jean-Pierre Bayard en évoque les fondements dans son ouvrage consacré à La spiritualité de la Franc-Maçonnerie à propos de l’histoire des bâtisseurs.

" Avec le sédentarisme l’homme réalise sa maison, puis emploie des matériaux de plus en plus nobles, pour son chef, son roi, ses prêtres qui reçoivent Dieu ; la demeure de Dieu sera la plus somptueuse. La ville s’établit elle-même selon un plan précis, orienté, car elle reflète le cosmos tout en constituant une unité économique "  explique t-il. Et de préciser que "  d’après la pensée traditionnelle, le cardo est l’axe Nord-Sud, axe de feu, de nature masculine ; le décumanus, axe Est-Ouest, est alors de nature féminine ".

Il en veut pour exemple la ville de Reims, dont les portes situées sur le décumanus sont dédiées à Cérès et à Vénus ; celles du cardo à Mars et à Bacchus.

On notera au passage que Vénus, déesse de l’amour, est aussi une planète symbolisée en astrologie par le cercle surmontant une petite croix qui, dans le langage courant, désigne aussi le genre féminin. De même, Mars, dieu de la guerre, est aussi une planète symbolisée en astrologie par le cercle surmonté d’une petite flèche oblique qui désigne dans le langage courant le genre masculin.

Ce petit détour par la Cité des sacres pour mieux revenir à la cité-jardin où l’axe féminin porte le nom d’Avenue Madame Heugel – du nom de celle qui s’occupait à l’époque de la cité comme une mère de son foyer- et rue Le pré Dieu. Peut-être ne faut-il y voir qu’un lointain rapport avec une quelconque forme d’amour mais il est difficile en revanche, de ne pas faire le rapprochement du dieu de la guerre rémois avec l’axe masculin ternois constitué de trois tronçons aux noms évocateurs : Avenue des alliés, Avenue du cinquième corps et Avenue des Champs Elysées, à laquelle il ne manque que l’arc de triomphe.

Sans doute nous faudra t-il interroger le moment venu la portée de cette distribution des genres masculin et féminin pour en comprendre le sens. En attendant, si troublante que soit la transposition du symbolisme aux réalités de la cité, elle ne l’est pas tant que le sont les références à la culture traditionnelle, voire au mysticisme, d’un ouvrage urbain dont le concepteur avait banni la religion

C’est que – nous le verrons dans notre prochain billet – ce mysticisme là n’a rien à voir avec la religion telle que nous la concevons aujourd’hui. Jean-Pierre Bayard le souligne avec force : " le décumanus romain partageait méthodiquement l’ovale de la cité ". Or les Romains semble t-il, tenaient eux-mêmes leurs pratiques rituelles des Etrusques qui prospérèrent en Toscane huit siècles avant Jésus Christ.

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19 juin 2010 6 19 /06 /juin /2010 06:34

avenue-des-allies.JPG

 

Avenue des Alliés: des tilleuls.

 

  

 

" Les arbres qui guident nos sens dans l’appréhension du plan de la cité ne sont pas n’importe quels arbres "  annoncions-nous dans notre précédent billet.

De fait, les deux axes structurants de la cité que Raoul Dautry avait initialement imaginé d’arborer sont respectivement flanqués de tilleuls et d’acacias, ou plus exactement de tilleuls et de robiniers encore appelés faux acacias, mieux adaptés au climat de nos régions.

Sur l’assemblage des rues figurant l’équerre à deux branches perpendiculaires et le fil à plomb règne le tilleul que l’on dit être le vétéran des arbres d’Europe.

S’il symbolise par sa longévité le lien entre les époques et les générations, il est aussi associé dans la culture traditionnelle aux liens communautaires ce dont témoigne la multitudes de places de villages ombragées par des tilleuls.

Cette association aux liens communautaires serait, dit-on, une extension symbolique de l’utilisation de son écorce dans la fabrication de fibres de cordage.

Quant aux (faux) acacias qui jalonnent sur le plan originel de la cité l’Avenue Mme Heugel, la place du 113e R.I. et la rue Le pré Dieu, ils sont porteurs d’un symbolisme qui renvoie aux origines mythiques communes du compagnonnage et de la franc-maçonnerie: c’est sous un rameau d’acacia fiché dans le sol que l’un des neuf compagnons d’Hiram auraient retrouvé le corps du maître assassiné.

La légende trouve son pendant dans d’autres cultures mais le symbolisme de la renaissance et de l’immortalité associé à ce bois dur réputé imputrescible, aux épines redoutables et au feuillage persistant, incarne fidèlement les vertus du devoir de transmission auquel aspire tout maître maçon.

Le maître, dit-on, "  est sous l’acacia ". Autant qu’au corps d’Hiram retrouvé sous un rameau d’acacia, c’est à la correspondance des vertus respectives de l’un et de l’autre que l’on songe. L’arbre est réputé imputrescible ; le maître est réputé incorruptible.

Les épines de l’arbre sont redoutables mais le maître, rapporte Irène Mainguy, "  ne doit pas se laisser arrêter, atteindre ou blesser par les piqûres ". Quant au feuillage persistant, il est signe d’une longévité qui confine à l’éternité de même que la connaissance dont le maître se doit d’assurer la pérennité par la transmission.

 

Des symboles et des hommes

 

 

Par leurs symbolismes respectifs, le tilleul et l’acacia se fondent parfaitement ici dans celui des outils, avec deux remarques toute fois.

La première porte sur le tilleul, symbole de fidélité, qui borde le fil à plomb, cette incarnation de l’introspection dont Irène Mainguy précise qu’elle "  doit se faire sans dévier ni à droite, ni à gauche, mais doit parvenir à l’équilibre, au plan fixe." Fidèlement en somme, à la direction prise depuis le point d’ancrage. On notera ici que le langage perd vite de son hermétisme apparent lorsqu’il s’applique à un individu ancré dans une communauté ce qui au passage, est l’enjeu essentiel du projet développé par Raoul Dautry. Et justement parce que l’objectif visé par cet ingénieur des chemins de fer porte sur l’intégration d’hommes et de femmes dans une communauté dont il lui faut inventer le ciment, n’est-il pas superflu d’en rappeler le contexte particulier.

On est loin en 1920 de la lutte contre les "  sans aveu " qui poussa jadis le moyen âge à se prémunir de véritables armées de vagabonds. Pour autant, le courant hygiéniste qui élabore de façon empirique les bases d’une véritable ingénierie sociale est loin d’avoir remporté le combat qu’il livre depuis la moitié du XIXe siècle aux dégâts collatéraux des révolutions industrielles successives.

Déplacées en masse depuis leurs campagnes d’origine, les populations rurales sont littéralement déracinées ; des familles entières sont entassées dans des taudis sans nom. Règnent dans les protubérances urbaines poussées comme des champignons le spectre de la maladie, de l’alcoolisme et de la prostitution que la récente réglementation du travail des enfants ne suffit pas encore à éloigner. Nous sommes toujours dans l’époque des "  classes laborieuses, classes dangereuses. " Or c’est bien de fidélité devant les engagements pris envers la communauté cheminote en devenir que Raoul Dautry veut entretenir les hommes et femmes dont il veut irriguer sa cité depuis l’axe central bordé de tilleuls et, avant eux, tout ce que la classe des notables compte de financeurs et de décideurs peu enthousiasmés par une hypothétique concentration de ces "  classes laborieuses ".

La seconde remarque porte sur l’acacia dont Raoul Dautry avait initialement envisagé de border l’axe formé par l’avenue Madame Heugel et la rue Le pré Dieu.

Si ces arbres figurent bien sur le plan originel, ils n’ont bordé sur le terrain que l’avenue Madame Heugel. " Je ne sais pas pourquoi mais il n’y en a finalement jamais eu rue Le pré Dieu " se souvient formellement Daniel Druart. Souvenir étayé qui plus est par une photographie aérienne antérieure aux bombardements de la seconde guerre mondiale.

Cela change t-il en quoi que ce soit la logique du plan tracé sur le papier ? Pas si sûr car "  la connaissance repose à l’ombre de l’acacia " rappelle Irène Mainguy. " Le rameau fiché en terre comme point de repère, devient le signe de reconnaissance des maîtres, il indique la présence corporelle du maître " explique t-elle encore dans un langage un peu plus courant. Or il se trouve que l’avenue Madame Heugel qui fut finalement la seule à recevoir les fameux acacias est celle sur laquelle figurent l’équerre et le compas, les premiers "  outils " que Daniel Druart a cru devoir interpréter comme étant la signature du "  maître " Raoul Dautry.

Non seulement la logique du symbolisme des deux axes et sauve mais nous verrons de surcroît dans le prochain billet qu’elle s’inscrit dans le cadre d’un très ancien rituel de fondation des villes.

  

   

rue-Mme-Eugel.JPG

 

Avenue Madame Eugel: sous l'acacia.

 

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7 juin 2010 1 07 /06 /juin /2010 14:21

niveau-1A.JPGniveau-1B-copie-1.jpg

 

Outre le fait qu’ils soulignent deux axes routiers perpendiculaires, les arbres sont dans la lecture du plan de la cité d’un précieux secours pour ne pas s’égarer dans les facilités offertes par le fonctionnement de la mémoire.

Nos sens – nous avons déjà eu l’occasion de le vérifier à propos de l’équerre pythagoricienne – ne perçoivent bien que ce que le cerveau a déjà mémorisé. Or à avoir tant vu le niveau représenté par une équerre épousant la forme d’un triangle isocèle dont les deux côtés égaux sont reliés par une règle et à la pointe duquel est suspendu le fil à plomb, nous avions cru devoir le distinguer dans l’assemblage de l’avenue Foch ( pour partie), de l’avenue de la Grande Armée ( pour partie là aussi) et de la rue de Verdun.

Or l’examen plus approfondi de ce secteur de la cité nous révèle l’incapacité pour la rue de Verdun à croiser perpendiculairement l’avenue des Alliés - incarnation du fil à plomb - dans la mesure où elle s’inscrit dans un ensemble de rues qui forme un quadrilatère trop imparfait pour être un carré au sens strict du terme.

Sauf à croire que Raoul Dautry se soit accommodé d’une telle approximation – hypothèse bien peu crédible au regard de la réputation du personnage – il y a tout lieu de chercher le niveau ailleurs.

Là encore, la clef vient du chapitre consacré au symbolisme de cet outil par Irène Mainguy dans Le symbolisme maçonnique du 3e millénaire.

Elle n’y représente pas le niveau sous la forme si répandue d’un triangle isocèle mais sous la forme d’une équerre à deux branches perpendiculaires dont le sommet sert de point d’ancrage au fil à plomb. Une sorte d’équerre semblable à celle formée, sur le plan de Raoul Dautry, par l’assemblage de l’avenue de la Grande Armée et, pour partie, de l’avenue Foch.

Là encore, l’assemblage accroche le regard parce qu’il porte sur une rue et un fragment de rue dès leur conception arborés.

Au surplus, force est de constater que si cet assemblage figure effectivement le niveau construit à partir d’une équerre à deux branches perpendiculaires, alors l’outil épouse fidèlement par son positionnement le symbolisme du fil à plomb incarnant l’axe nord-sud de rotation de la terre.

Mais à ce stade de nos investigations, nous ne sommes plus à une coïncidence près, d’autant que – nous nous y attarderons dans notre prochain billet – les arbres qui guident nos sens dans l’appréhension du plan de la cité ne sont pas n’importe quels arbres.

 

 

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3 juin 2010 4 03 /06 /juin /2010 10:19

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Laissez les arbres du plan initial guider votre regard et vous verrez se détacher de la masse des rues deux axes formant une croix: la perpendiculaire et le niveau.

 

Si l’empreinte d’une culture originale sur la cité de Raoul Dautry ne souffre d’aucune contestation, son essence en revanche reste d’autant plus obscure que la voie du compagnonnage ouverte par les investigations de Daniel Druart conduit à de fréquentes incursion dans l’univers maçonnique.

Le symbolisme du fil à plomb que nous abordions ici récemment en offre le parfait exemple : dans un ouvrage pourtant consacré au compagnonnage en France, Jean-Pierre Bayard déborde délibérément sur le symbolisme maçonnique de cet outil.

" Dans la franc-maçonnerie cet outil est l’attribut du second surveillant et on le considère comme un instrument actif, alors que le niveau a été considéré comme un outil passif, consacré au premier surveillant. Si le fil à plomb donne la verticale, ce qui est indispensable dans la construction, il permet donc d’obtenir l’horizontalité "  note t-il. Et de préciser que "  lorsque l’ouvrier est élevé au degré de Compagnon, il est dit qu’il passe de la perpendiculaire au niveau. "

Nos investigations gagnent ici sur deux points car s’il apparaît que le symbolisme compagnonnique du fil à plomb est étroitement associé dans l’esprit de l’auteur au symbolisme maçonnique, il semble bien qu’il le soit tout autant du symbolisme du niveau.

La confirmation vient d’Irène Mainguy dans Le symbolisme maçonnique du 3e millénaire.

Du symbole "  de la recherche en profondeur, de la vérité, de l’équilibre " que Jean-Pierre Bayard décrivait déjà dans les mêmes termes à propos du compagnonnage, elle dit qu’il "  est la colonne vertébrale invisible autour de laquelle tout s’articule, le fil qui relie toutes choses  " ; qu’il " est comme un axe qui descendrait de la voûte céleste. Ce fil fait le lien entre ciel et terre " pour unir "  symboliquement le haut et le bas, le zénith et le nadir. "

Quid du niveau ? Il est, dit-elle, "  outil de précision pour la recherche de la stabilité et de l’équilibre . "

Quant au "  passage de la perpendiculaire au niveau ", elle y voit une invitation " à exploiter et réaliser la complémentarité de ces deux outils, à parcourir la verticale descendante de la perpendiculaire, puis la remonter jusqu’à son point de rencontre avec la ligne horizontale du niveau. "

Le symbolisme auquel elle se réfère est celui de l’introspection : " C’est après être passé par le stade d’une descente intérieure, dans nos zones d’ombre ou ténèbres intérieures, pour les identifier et les accepter par une réelle connaissance, que l’on pourra remonter jusqu’au niveau horizontal de la terre, lieu ou centre d’un axe formant une croix, à partir duquel on entreprendra d’approfondir tous les aspects de la dimension terrestre " explique t-elle.

Le propos est trop explicite pour ne pas regarder le plan de la cité dessiné par Raoul Dautry avec un œil neuf. Le croisement, à hauteur de la place du 113e R.I., de l’enchaînement des rues Madame Heugel et Le pré Dieu, forme cette croix dont parle Irène Mainguy.

Des croisements de rues avec la grande artère principale de la cité qui se prête si bien à l’incarnation du symbolisme du fil à plomb, le plan original en compte bien d’autres, mais ces rues là sont les premières qui accrochent le regard pour avoir été initialement imaginées par Raoul Dautry bordées d’arbres.

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29 mai 2010 6 29 /05 /mai /2010 07:22

FLORENCE

  

Décembre 1995:

Florence Aubenas s'entretient  devant les ateliers de Tergnier avec Dany Pourplanque, l'un des leader syndicalistes du mouvement de grève.

Les cheminots ternois n'oublieront pas sa capacité à écouter ceux qui souffrent.

   

Photo aimablement prêtée par Joël Bevierre

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si l’exceptionnelle cohésion sociale de la cité n’avait été que le reflet  "  du désir de promouvoir l’intégration absolue du cheminot dans son travail ", alors nul n’aurait vraisemblablement plus entendu parler à Tergnier de Florence Aubenas après sa rencontre avec les cheminots grévistes le 15 décembre 1995.

Pour avoir su retranscrire dans les colonnes du quotidien Libération l’envers d’un conflit social cheminot dont la meute des médias nationaux ne retenait que l’embarras causé aux "  usagers otages ", Florence Aubenas s’est acquise en l’espace d’une matinée l’indéfectible reconnaissance des dépositaires d’une culture dont le cours des évènements allait lui montrer combien elle ne se limite pas à une communauté de labeur.

" Elle arrivée le matin vers 10 heures accompagnée d’une photographe ; nous n’étions pas au courant "   se souvient Joël Bevierre. En tant que cadre Traction, il avait été appelé par sa hiérarchie à la guider dans les méandres de la cité. " Toute la matinée, je l’ai promenée dans la cité à bord de ma petite voiture rouge. " florence3

Joël Demarest aussi, s’en souvient. A tel point que lorsqu'il apprend par la radio la libération de la journaliste et de son otage, il n'a aucune difficulté à remettre la main sur l'article de Libé vieux de dix ans.

A l’époque, il préparait le café à la cantine durant l’assemblée générale intersyndicale quotidienne. " Elles questionnait beaucoup ; elle voulait savoir, comprendre notre façon de vivre… Quelqu’un de très simple : en jean et en blouson. Des journalistes de terrains ! Pas cravate ! Elle n’est pas venue pour la parade mais pour s’intéresser à nous ! "

On l’aura compris : le courant est bien passé. A tel point que dix ans plus tard, lorsque Florence Aubenas et son guide Husein Hanoun seront retenus durant cinq mois en otage en Irak, Tergnier comptera au nombre des villes de France où chaque jour, on rappele au monde entier l’attention portée au sort des otages.

L’initiative est de Joël Bevierre et du club Microfer.

Dans le hall de l’hôtel de ville, des portraits des otages appellent le passant à ne pas céder à la banalisation d’une inacceptable captivité.

Sous le titre J’ai hâte de revoir mon aiguillage, le fac-similé d’un article de Libé en date du 18 décembre 1995 rappelle aux Ternois combien elle, Florence, a su écouter dix ans plus tôt la souffrance des Cheminots, celle d’une ville, celle d’une micro-société qui sentait le sol se dérober sous ses pieds.

Elle y raconte la vie dans la cité, la vie dans les familles, la vie d’hommes et de femmes qui se refusent à devenir des variables d’ajustement économique au mépris des engagements qui régulent jusqu'alors leurs rapports avec le travail.

Sans doute Joël Bevierre et tous ceux qui l’ont accompagné dans cette démarche auraient-il pu se dire que Florence Aubenas n’avait finalement fait que son travail de journaliste avant de s’encombrer de l’élargissement des rangs des comités de soutien mais dans cette culture là, même lorsque l’on a quitté l’univers du travail, celui qui a bien travaillé est bien plus qu’un simple travailleur. Qui reçoit donne et réciproquement. Pour la vie.

Cinq ans se sont d’ailleurs écoulés depuis la libération de Florence Aubenas et de son camarade de captivité en juillet 2005 et Joël Bevierre lui-même continue de donner inlassablement. Il donne de son temps à la collectivité. Il partage sa passion pour les belles machines avec la même ardeur que s’il en alimentait le foyer. Et pourtant, il ne travaille plus, lui, le syndicaliste qui ne saurait admettre une remise en cause de l’âge de la retraite. C’est que la culture dont se nourrit son action alimente une façon de vivre bien plus qu’une façon de travailler.

 

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L'histoire d'une Histoire

 

Vue aerienne

 

 

Ville-champignon érigée autour des rails, Tergnier est une ville que l'on croyait sans autre histoire que celle du chemin de fer et de ses destructions successives par les guerres jusqu'à ce que la curiosité de l'un de ses habitants, ancien épicier, mette à jour des richesses jusqu'alors insoupçonnées venues du fond des âges.  

Sautez dans «  le train en marche » et partager cette formidable aventure humaine aux confins du compagnonnage et de la franc-maçonnerie, dans des registres où se côtoient les applications les plus modernes de la sociologie et les plus anciens rites de fondation des villes, la psychologie et l'économie, l'Histoire officielle et l'actualité d'un passé qui interroge le présent....