Qui est ce petit bonhomme d’un mètre soixante-cinq capable de mener en cent jours à la tête de douze miles hommes – car outre ses effectifs cheminots, Dautry a reçu du haut commandement le renfort de plus de 11000 hommes – un chantier que le Génie militaire n’imaginait même pas pouvoir mener en moins de dix-huit mois ?
Raoul Dautry présente une caractéristique majeure : il n’est jamais seul.
Il est animé d’un esprit de corps qui semble faire de chacune de ses entreprises une fourmilière en mouvement et de lui-même une fourmi parmi les autres.
La biographie que lui consacre Rémi Baudouï (*) est truffée de témoignages de cet esprit de corps qui lui valut bien des inimitiés dans le contexte de classes de l’époque.
Ainsi eut-il à s’expliquer devant ses supérieurs du 2e régiment du génie de Montpellier, où il avait été admis en 1902 après deux années d’étude à Polytechnique, pour avoir commandé en cuisine des boissons chaudes à ses hommes harassés après une longue marche forcée sous la pluie.
Ses initiatives ne seront guère mieux perçues dans le secteur privé de la Compagnie du Nord lorsque, chef de district à Saint-Denis où il fut nommé en 1904, il bombardera sa hiérarchie de notes et rapports visant à améliorer les conditions de vie, de travail et par là de production de ses cheminots.
Tout ce qui améliore les conditions d’exercice des fourmis améliore aussi selon lui l’exécution de la tâche sur laquelle est centrée la fourmilière : construire et faire fonctionner un réseau ferroviaire. Et lorsqu’il s’agira au contraire de ne pas reconstruire et de ne pas faire fonctionner les réseaux ferroviaires belges et du Nord de la France tombés sous le contrôle de l’Allemagne aux premiers mois de la Grande guerre, c’est en fourmi qu’il réagira, préconisant le déménagement de la " fourmilière " par le rapatriement en arrière des lignes françaises des cheminots de ces régions.
Rémi Baudouï raconte à ce sujet comment l’aménagement de la gare du Nord en centre d’hébergement d’urgence destiné à accueillir tout ce petit monde lui valut une nouvelle fois de devoir s’expliquer auprès d’une hiérarchie que, cette fois, il rallia à ses vues. Car pour Dautry, le cheminot n’est pas un travailleur interchangeable. Au même titre qu’une locomotive, c’est un organe à part entière du système ferroviaire qui, lui même, est un organe vital de la Nation.
Tout dans cette conception organique de la communauté cheminote intégrée à la communauté nationale, le sépare néanmoins de la France des notables qui préside alors aux destinées d’un pays qu’il juge en état de déliquescence.
Une reconstruction permanente
Le quotidien pour Dautry, ne peut être que le fruit d’un combat de tous les jours mené par une communauté centrée sur un objectif ; la France des notables constitue, elle, un groupe centré sur lui-même.
On voit là se dessiner le duel des perspectives ouvertes par l’action collective contre les certitudes d’un statut acquis une fois pour toutes.
Il faut dire que Raoul Dautry a tout pour ne pas succomber aux charmes de la certitude, lui dont la vie fut une succession de drames qui sans cesse le conduisirent à s’adapter.
L’ascendance même de Dautry est faite de deuils et de reconstructions.
Deuil des origines lorsque les arrières-grands-parents, descendants d’une lignée de vignerons protestants du Berry, quittent le sol de leurs aïeuls pour le Sud où Jean-Baptiste, l’arrière grand père, se convertit au catholicisme.
Deuil familial lorsque le fils de Jean-Baptiste, lui-même parti s’installer à Montluçon avec son épouse Gilberte dont il a une fille, Margueritte, meurt à 37 ans, six mois seulement après la naissance de Jean-Emile, le futur père de Raoul.
L’ombre du deuil encore, lorsque Jean-Emile, ébéniste de son état, épouse en 1879 l’orpheline Virginie Perrier dont il a un premier fils, Raoul justement, le 16 septembre 1880. Moins de deux ans se seront alors écoulés lorsque la jeune maman succombera en juin 1882 à l’âge de 24 ans des suites de l’accouchement du second fils, Albert. Et comme si la mort n’avait pas encore suffisamment frappé, elle happera également Jean-Emile lui-même dix mois plus tard dans un accident de cheval.
Raoul n’a pas encore soufflé sa troisième bougie et Albert n’a pas un an lorsque leur grand-mère paternelle Gilberte les prend sous son aile. Mais Gilberte est alors âgée de 68 ans.
C’est au contact de la rue que les deux orphelins mèneront de concert leurs premières expériences de la vie et c’est cette première expérience de la rue, celle du vécue et du ressenti, qui doit céder le pas à l’éducation religieuse traditionnelle dispensée par l’école des frères de la doctrine chrétienne où la grand mère inscrit Raoul en 1890. Il a alors dix ans.
Le répit n’aura été que de courte durée car dès 1894, la mort frappe à nouveau. Elle emporte cette fois la grand-mère et boute une fois encore les deux orphelins vers des horizons nouveaux : ceux de Margueritte, la tante paternelle.
Elle vit à Montluçon où elle partage la vie de Edmond Louis Pradal qui, rapporte Rémi Boudouï, est libre penseur, voltairien, laïque et anticlérical ; autant dire qu’il sonne le glas de l’éducation religieuse traditionnelle jusqu’alors dispensée aux deux jeunes frères.
La communauté contre la famille
Nulle trace dans ce parcours de filtrage affectif par lequel papa et maman eussent vraisemblablement épargné leurs progénitures de tels bouleversements; tout juste celle d’une succession de missions accomplies par la grand-mère d’abord après la disparition du père et par la tante ensuite après la disparition de la grand-mère. Une succession de missions accomplies avec l’aide des religieux pour la première et celle des anticléricaux pour la seconde ; autant de bouleversements que le jeune Raoul Dautry semble percevoir comme l’écho du fracas de la rue dans laquelle, au fond, il n’a jamais cessé de grandir depuis le précaire abris de ces cocons familiaux de circonstance.
Frappé par le destin qui l’a privé de mère et de père avant même qu’ils ne puissent lui transmettre leurs propres valeurs, Raoul Dautry mûrit en cela à contre courant d’une époque qui fait du père, garant de l’ordre familial confiné aux limites du logement, un comptable de l’ordre social.
Car les temps ne sont pas si loin où la disparition des parents n’eut pas radicalement bouleversé le cours de l’intégration des enfants dans leur univers initial, le plus souvent organisé en corporations. Comme le souligne Philippe Meyer dans L'enfant et la raison d'état, " Dans la diversité urbaine et sociale, l’enfant apprenait la vie. C’est dire que la transmission des savoirs et des cultures se faisant par apprentissage direct, par imprégnation, il n’était pas séparé d’une communauté dont il prenait sa part d’activités et au rythme de laquelle il contribuait. "
Mais ces temps là sont révolus lorsque les jeunes frères Dautry perdent leurs parents. Les corporations ont été mises à l’index de la Révolution de 1789 et la rue est vidée par les garants de la révolution industrielle de ses masses laborieuses et dangereuses arrachées à leurs campagnes et que les nouveaux décideurs veulent confiner à l’espace privé de la famille; une famille réduite en l’occurrence au père, à la mère et aux enfants, pour mieux ordonner l’ancien espace social de la rue aux besoins de la nouvelle configuration économique.
C’est entre cette famille nouvelle qu’il n’a pas et cette rue traditionnelle qui n’est plus que Raoul Dautry creusera, nous le verrons dans nos prochains billets, son sillon.
(*): Raoul-Dautry, 1880-1951, Le technocrate de la République. Editions Balland.