En violet: la ligne de front fixée depuis le printemps 1917 lorsque l'Allemagne lance son offensive vers l'Oise en mars 1918.
En rose: la ligne de front aux premiers jours d'avril 1918 fixée entre Tergnier et Noyon sur le cours de la rivière Oise.
Comment la communauté cheminote a t-elle pu s’approprier le symbolisme d’une stèle qui ne lui est a priori pas dédiée ?
La réponse la plus vraisemblable me semblait être dans un premier temps dans une forme d’appropriation des valeurs incarnées par le 113e R.I. ; valeurs de bravoure, de discipline et de dévouement, écrira le 10 novembre 1918 son commandant le lieutenant Colonel Roulet au maire de Blois dont le régiment est originaire.
Ces valeurs, le 113e R.I. leur aura donné corps à plusieurs reprises au cours de la Grande guerre et en particulier dans les combats désespérés de Tergnier-Vouel décrits dans ses carnets de campagne probablement sous la plume de son " chef ".
Nous sommes en mars 1918. Alors que le front est fixé depuis 1917 sur une ligne qui s’étend – pour ce qui concerne la région - de Reims à Lens en passant par le sud de Laon, l’est de l’agglomération Tergnier-La Fère, Saint Quentin et Arras, l’Allemagne lance le 21 à l’ouest et au sud-ouest une offensive majeure qui menace directement Amiens et lui ouvre les portes de l’Oise en direction de Paris.
Mais avant de les ouvrir, ses portes, il lui faudra franchir entre Tergnier et Quessy le canal de Saint-Quentin qui longe par ailleurs au sud de l’agglomération la rivière Oise.
L’obstacle n’est pas mince mais il n’est pas infranchissable. Pour preuve : les lignes anglaises, au nord de l’Oise, cèdent ; sauf une qui résiste encore entre Chauny et Tergnier où les premiers éléments ennemis viennent de franchir le canal.
Dès le 22 mars, le 113e R.I., élément de la 125e D.I. appelée à consolider la jonction des lignes anglaises et française, est acheminé jusque Marest-Dancourt, à l’Ouest de Chauny, où elle reçoit l’ordre de repousser dès le lendemain les éléments adverses qui ont d’ores et déjà franchi le canal Crozat ( canal de Saint-Quentin).
Menée conjointement avec le 131e R.I., l’attaque est lancée depuis Viry Noureuil en direction de Vouel puis du château de Quessy.
Ayant dépassé les lignes anglaises qui résistent de plus en plus difficilement à la pression allemande, les Français atteignent le cimetière de Vouel où ils essuient les tirs destructeurs des mitrailleuses allemandes postées en amont et annonciatrice d’une nouvelle déferlante ennemie.
Débordés par le nombre et par l’artillerie adverse, les éléments française abandonnent le cimetière de Vouel en début d’après midi, puis la commune de Noureuil quelques heures plus tard.
Un jour et demi encore, acculés par la puissance adverse, ils livreront ainsi une résistance acharnée à la progression allemande vers les ponts de l’Oise laissés sans défense par le replis anglais sur Amiens. Leur franchissement par l’Armée Ludendorf mettrait en péril la 6e Armée qui tient bon encore en forêt de Coucy, et au delà Paris.
Ces ponts, ils les abandonnent le 25 mars en début d’après midi non sans les avoir coupés pour se replier sur la rive sud de l’Oise.
" L’attitude du 113e fut admirable au cours de ces combats difficiles dont les résultats, au dire du général commandant l’armée, ont eu une importance absolument exceptionnelle " est-il rapporté dans les carnets de campagne du régiment. " Cette importance ne sera comprise que plus tard, quand on saura combien était urgente, le 23 mars, la nécessité de gagner vingt-quatre heures, afin de pouvoir couvrir Paris et les derrières de la 6e Armée au sud de l’Oise. "
Vingt-quatre heures pour l'éternité
Ainsi donc apparaît-il ouvertement que le 113e R.I. aura été sacrifié sur l’autel des intérêts supérieurs de la Nation pour gagner vingt-quatre heures dans la couverture de Paris et des arrières de la 6e Armée, ce qui fait dire au Lieutenant Colonel Roullet dans son courrier du 10 novembre 1918 au maire de Blois que " d’autres régiments ont pu accomplir des tâches plus brillantes couronnées de succès prévus qui apparaissaient comme les annonciateurs du triomphe définitif. Aucun n’en a rempli de plus pénibles, de plus glorieusement obscures que le 113e et aucun n’a déployé plus que lui les prodigieuses ressources de courage têtu et l’endurance patiente qui ont sauvé la France et gagné la guerre. "
Sacrifice ; autel… Ces termes prennent dans le contexte de la cité une résonance particulière car n’est-ce pas au croisement des axes structurants de la ville qu’est traditionnellement érigé le temple tel que nous l’avons évoqué dans un précédent billet ? Et n’est-ce pas à la jonction des deux axes qui, de fait, structurent également le temple que nous trouvons dans nos édifices cultuels l’autel où l’on célèbre au grès des époques, des cultes et des rites la communion, le sacrifice et le dépassement de soi. N’est-ce pas enfin à propos du symbolisme de cette jonction des deux axes qu’Irène Mainguy écrit dans La symbolique maçonnique du troisième millénaire que " c’est après être passé par le stade d’une descente intérieure, dans nos zones d’ombres ou ténèbres intérieures […] que l’on pourra remonter jusqu’au niveau horizontal de la terre, lieu ou centre d’un axe formant une croix, à partir duquel on entreprendra d’approfondir tous les aspects de la dimension terrestre " ?
L’appropriation par la communauté cheminote des valeurs incarnées par le 113e R.I. n’apparaît plus sous cet angle tout à fait incongrue.
Reste que les glorieux combats précédemment évoqués remontent au printemps 1918 et que la stèle est censée borner la ligne du front de la reconquête de l’été 1918.
Elle n’a a priori pas sa place au cœur de la cité ; sauf si l’on considère le front de la reconquête autrement que sous le seul angle des combats armés. Car – nous le verrons dans notre prochain billet – Raoul Dautry en tant que jeune ingénieur de la Compagnie des chemins de fer du Nord, n’a pas été promu par hasard à titre militaire dans l’ordre de la Légion d’honneur.