Daniel Druart est né dans la Cité. Il y a grandi et y a vécu les bombardements de la seconde guerre mondiale depuis la ferme du belvédère où il a partagé le quotidien de ses grands-parents maternels, à quelques enjambées du domicile des grands-parents paternels. Son grand-père était sous-chef de dépôt.
Il l’aime tellement, la cité de son enfance, que la retraite venue, il y guide volontiers des groupes de marcheurs au fil d’un parcours qui allie les bienfaits de l’exercice physique à ceux d’une gymnastique cérébrale empruntée au registre du tourisme industriel.
Il marchait régulièrement ; il lisait beaucoup, sur Dautry, sur les chemins de fer, la révolution industrielle et tout cela aurait suffi à lui procurer un tranquille agenda de retraité si le hasard des vacances ne lui avait pas fait rencontrer un jour Jean-Pierre Bayard, un spécialiste de l’ésotérisme, auteur de plusieurs ouvrages consacrés au compagnonnage, à la franc-maçonnerie et au symbolisme des cathédrales notamment. C’était en Dordogne, dans la salle de restaurant d’un hôtel frappé – cela ne s’invente pas – de l’écusson des Templiers.
De cette rencontre, Daniel Druart a conservé ce qui n’était dans un premier temps qu’une curiosité pleinement satisfaite par la lecture. Jusqu’à ce que la lecture lui révèle ce lien subtil qui unit le champ d’investigation du spécialiste en ésotérisme à sa Cité à lui, Daniel Druart : c’est à Raoul Dautry lui-même que l’on doit la présentation, en 1951, d’un ouvrage de référence intitulé Le compagnonnage, écrit par le compagnon Jean Bernard, instigateur de l’unification des corporations.
Sur le parcours d’un homme qui a cheminé de la Compagnie des chemins de fer du Nord au Ministère de la reconstruction en passant par la direction du chemin de fer de l’Etat, la Compagnie transatlantique, Hispano Suiza, le conseil à l’énergie atomique et le gouvernement Laval, l’introduction de l’ouvrage fédérateur de Jean Bernard aurait pu n’être qu’anecdotique si elle n’avait pas éclairé les zones d’ombres de l’histoire de la Cité sous un nouveau jour.
Décrypté à la lumière des codes compagnonniques, la succession de cercles, dont un ovale, évoque bien moins sûrement selon Daniel Druart les trois roues d’une locomotive que les trois pôles de l’universelle triade Ciel-Homme-Terre.
Des triangles, des carrés, des cercles ? « Cela nous renvoie au registre très hermétique des architectes du trait » explique t-il. Des maîtres d’œuvre dont on prétend qu’ils étaient capables d’échafauder le plan d’une cathédrale sans la moindre mesure, par le seul recours aux lois de la géométrie.
« Dès lors, les indices se sont accumulés, chacun d’eux venant étayer l’interprétation du précédent » explique Daniel Druart tout excité. Cela vaut pour les figures comme pour les noms des rues, leur enchaînement, leur voisinage ou au contraire leur opposition. A l’instar des cathédrales conçues comme des livres ouverts, la Cité porte l’empreinte de la conception Dautryenne de l’épanouissement de l’Homme : rue des vertus, de l’espérance, du Paradis, Rues Pascal, Voltaire, Michelet, Laplace…
« J’ai joué les Champollion et au final, je pense que Raoul Dautry a couché le plan de sa cité-jardin comme on dresse un schéma heuristique » explique t-il. Entendez par-là qu’il se serait appliqué à offrir une représentation spatiale des qualités, des connaissances, des dispositions particulières qui concourent à l’épanouissement humain selon un parcours initiatique qui ferait de la Cité l’écrin d’une culture spécifique. A la manière, en somme, des catéchèses monumentales que sont les cathédrales mais cette fois à l’échelle d’une agglomération de 1112 logements construits sur 110 hectares.
Marc Delfolie
En tant que journaliste localier, je partageais le quotidien des Ternois en général et des Cheminots en particulier depuis un quart de siècle lorsque Daniel Druart débarqua un beau jour de décembre 2008 dans mon bureau.
« J’ai un scoop mais je ne sais pas ce que je peux en faire ! » me lança t-il tout excité.
Un bref moment de silence lui permit de reprendre son souffle : « Sur le plan de la Cité… ce ne sont pas trois roues de locomotive mais la triade Ciel-Homme-Terre. »
A défaut de saisir le sens de son propos, je comprenais bien son embarras : depuis toujours – mais rétrospectivement, il apparaît que cela signifie tout simplement que nul n’en connaît exactement l’origine –, la petite histoire ternoise rapportait que Raoul Dautry avait conçu le plan de sa première cité de cheminots autour de la représentation de trois roues de locomotives.
Je ne comprenais pas que son embarras d’ailleurs ; ses motivations aussi : comment, moi qui suis à l’origine d’une grande part de ce qui, à Tergnier, « est-écrit-dans-le-journal » envisageais-je la chose ? En clair : pouvais-je l’aider à partager avec ses concitoyens une découverte dont il craignait qu’elle le fasse passer pour un hurluberlu ?
Pour ma part, je connaissais Daniel Druart depuis trop longtemps – en particulier en tant que membre très actif de l’association commerciale – pour ne pas savoir qu’il n’a rien d’un farfelu.
« Triade Ciel-Homme-Terre » ? Cela ne me disait en revanche absolument rien ; en tout cas rien de plus – mais rien de moins – que ce que peut m’inspirer un langage inconnu fondé sur des codes spécifiques or cette situation n’a rien d’incongrue. Lorsque des anciens combattants me font part de leurs préoccupations parfois en des termes qui me laissent songeur, il me faut d’abord décoder leur langage pour comprendre le sens qu’ils donnent à des mots qui, pour qui n’a pas vécu les atrocités d’une guerre, peuvent en prendre un autre. Lorsque les représentants d’une communauté musulmane témoignent à l’intention des lecteurs du journal de l’émotion qui les étreint au départ de leur pèlerinage à La Mecque, il me faut en tant que journaliste saisir le sens des piliers de l’Islam dans leur vie quotidienne pour mesurer et retranscrire cette émotion. Et lorsqu’un anglais vous commente l’actualité dans sa langue maternelle, il vous faut saisir les codes de la langue anglaise pour accéder à son message qui n’est pas forcément très différent de celui que vous auriez pu vous-même exprimer dans votre propre langue.
La « triade Ciel-Homme-Terre » dont Daniel Druart me faisait part de l’existence me sembla tout naturellement être le fruit de l’un de ces codages qui, pour m’être inconnus, n’en témoignent pas moins d’une culture, et peut-être d’une communauté, spécifiques.
L’hypothèse titilla d’autant plus facilement ma curiosité que, depuis mes premiers pas à Tergnier en janvier 1986, j’observais dans le tissu local les filigranes d’une communauté cheminote spécifique dont je mis l’existence, dans un premier temps, au compte d’une forme de corporatisme.
En constatant à quel point nombre de cheminots cultivent la solidarité également hors du cadre professionnel, je me suis fait à l’idée, au fil des années, que le cadre du travail pouvait générer des liens d’amitié qui se manifestent hors du travail.
Les manifestations de femmes de Cheminots durant le conflit social de l’hiver 1995 me laissèrent en revanche pantois.
Il y avait bien longtemps alors que, à Tergnier comme ailleurs, hommes et femmes suivaient leurs voies professionnelles respectives et pourtant, les femmes de Cheminots – essentiellement de Cheminots résidant dans la cité – se sont jetées cet hiver-là dans le conflit, rappelant l’opinion publique à une sorte d’accord tacite selon lequel tout ce qui concerne les rapports de leurs conjoints avec le travail les concerne, elles aussi.
C’est cet hiver-là également que, recevant l’envoyée spéciale du quotidien Libération sur l’un des piquets de grève, Joël Bevières, l’un des derniers roulants de la Vapeur, guida Florence Aubenas dans les méandres de la Cité. En plein conflit, le grand reporter n’était pas venu, à Tergnier, faire du tourisme mais elle y perçut l’ampleur des bouleversements sous-terrains qui, dans le terreau de la crise sociale, fragilisent une culture autant qu’une identité.
Je ne savais pas, en décembre 2008, si cette culture et cette identité avaient un quelconque lien avec la « triade Ciel-Homme-Terre » dont m’entretenait Daniel Druart mais je savais en revanche que… je ne le saurai jamais si je ne prenais pas la peine d’interroger le sens de cette triade dont la seule évocation suggère, me semblait-il, l’unité « des choses ».
Qui plus est, cette évocation de l’unité me renvoyait à un autre détail troublant de la vie cheminote ternoise : à la fête des Cheminots.
D’apparence, c’est une fête foraine comme on en trouve ailleurs ; dans les faits, elle est l’œuvre de l’Amicale des Cheminots et, jusqu’au début des années 2000, la Direction des Ateliers ne rechignait pas à libérer quelques agents afin qu’ils assurent le montage des infrastructures. Sans doute ne s’agissait-il que d’une particularité locale ; un détail, mais ce détail-là témoignait, comme les manifestations des femmes de Cheminots durant l’hiver 1995, d’une continuité, d’une « unité des choses » consentie et assumée entre les acteurs respectifs du travail et son environnement.
Voilà comment je me suis penché sur le symbolisme traditionnel, sur le Compagnonnage, sur son histoire, sur sa communauté de codes avec la Franc-Maçonnerie, sur les évolutions respectives de l’un et de l’autre dans leurs contextes et dans celui de la cité modèle de Raoul Dautry dont je me suis efforcé en somme, de décrypter le message originel, formulé dans un langage qui fait appel à des codes particuliers mais – je ne l’ai découvert qu’au fil de mes investigations - universels.