Le succès croissant des visites guidées sur les pas de Raoul Dautry jusque la Cité ne doit rien à la simple curiosité.
Lorsque Daniel Druart aborde à l’intention des randonneurs pédestres les circonstances de la naissance de la Cité dans son contexte historique, il introduit une dose de spiritualité qui, presque brutalement et invariablement, semble suspendre le cours tourmenté de la révolution industrielle qui préside à la naissance du monde moderne.
Au départ de l'hôtel de ville, Daniel Druart plante le décor: la communauté ternoise n'existe que depuis son accession à l'indépendance spirituelle en 1848.
La communauté ternoise, explique t-il invariablement au départ de la place de l’hôtel de ville, n’existe pleinement en tant que telle que depuis son accession à l’indépendance spirituelle obtenue en 1848 avec la construction de sa première église. En l’espace de cent-quinze ans, elle en a connu cinq autres à un rythme qui témoigne de l’emballement de son évolution mais jusque la construction de la première, c’est au cimetière de l’actuelle commune – associée mais voisine - Vouël que les Ternois établissaient leur dernière demeure.
Daniel Druart le rappelle volontiers à ses auditeurs : « Tergnier n’était initialement qu’un hameau de Voüel c’est-à-dire une entité administrative sans autre territoire que celui de son bâti ». Encore cette reconnaissance administrative est-elle relativement récente puisqu’elle ne fut amorcée qu’en 1790 avec la nomination en pleine révolution d’un chef séculier délestée du poids de l’autorité religieuse pour ne plus relever que de celle du préfet. La pleine autonomie administrative n’intervint que beaucoup plus tard en 1823 au détour d’une révision du plan cadastral qui amputait partiellement les communes de Vouël et Fargniers – autre commune aujourd’hui associée mais voisine - d’une partie de leurs territoires respectifs pour constituer le territoire de la commune de Tergnier.
Le territoire en question est fortement marécageux. Nul ne s’en étonnera : Tergnier, au confluent de la vallée de l’Oise et d’un vallon au creux duquel s’écoule depuis le plateau de Mennessis le Rieu, surplombe une anse dont les populations riveraines, notamment à Condren, mesurent parfaitement et parfois à leurs dépens les capacités d’étalement des crues.
Tergnier: un carrefour naturel.
Auteur en 1961 d’une « étude géographique, économique, historique et humaine » de « La Fère-Tergnier et environs », Robert Guillermo, membre du Comité d’expansion économique et du progrès social de l’Aisne, relevait la « destination naturelle » du canton de La Fère-Tergnier « qui caractérise sa véritable personnalité géographique et économique » et « lui fait jouer le rôle de carrefour largement ouvert vers le Nord et l’Est, vers le Sud et aussi vers l’Ouest… »
Ce sont ces dispositions naturelles qui permirent non pas à Tergnier mais à la région de bénéficier des effets induits par le maillage progressif du territoire au bénéfice du transport fluvial. Et ce sont ces mêmes dispositions naturelles qui dès 1810 firent de Tergnier une véritable gare de triage fluviale avec son « Point Y », plaque tournante de la batellerie entre le bassin parisien, le Nord et l’Est de la France.
Dans le sillage du canal: l'industrie lourde.
Dans cette configuration particulière, la révolution industrielle ne tarda pas à produire ses effets. Profitant des facilités d’acheminement et d’expéditions des matières premières et des marchandises offertes par la proximité du canal de Saint-Quentin entre Fargniers, Tergnier et Quessy, l’agglomération naissante ne tarda pas à accueillir les pionniers d’une industrie lourde qui pesa de tout son poids sur l’évolution démographique.
L' Etude de démographie locale réalisée en 1944 par J. Ferry, inspecteur de l’enseignement primaire, sur l’ensemble du département de l’Aisne, cite Tergnier comme offrant « le plus bel exemple de cités-champignons, nées du rail. »
« Dès la construction des premières lignes Creil-Saint-Quentin vers 1850, Tergnier-Laon vers 1855 et Amiens-Tergnier vers 1865, la population de Tergnier passe de 258 habitants à plus de 3000 » relève l’auteur.
Son travail se trouve néanmoins singulièrement compliqué alors tant sur la forme que sur le fond. Sur la forme d’abord parce que les archives municipales ont grandement souffert des destructions opérées par l’armée allemande durant la première guerre mondiale. Sur le fond ensuite car l’imbrication des différentes communes au cœur d’une agglomération tractée par la même « locomotive industrielle » rend difficilement identifiables leurs parts respectives de retombées.
Le parti pris d’un relevé démographique d’agglomération semble dans ces conditions d’autant plus judicieux qu’il permet de contourner les difficultés inhérentes à la situation sans rien occulter de l’impact du développement du chemin de fer sur la vie locale. Ainsi apprend t-on que les quatre communes de Tergnier, Fargniers, Vouel et Quessy totalisaient 1786 habitants en 1836, 1923 en 1846, 2227 en 1856, 4403 en 1866, 6292 en 1876, 7252 en 1886, 7814 en 1896, 8682 en 1906, 11796 en 1926, et enfin 13642 en 1936.
L'animation qui règne au début du XXe siècle dans la rue des ateliers ( actuelle rue Jean-Moulin) témoigne de la vitalité d'une cité-champignon née du rail.
Rétrospectivement, il est clair que l’émancipation de Tergnier, administrative en 1823 puis spirituelle en 1848, est intervenue juste à temps pour que la commune ait en mains les commandes de son propre destin car dès 1850, le chemin de fer arrivait à Tergnier pour y poser ses valises.
Avec cent cinquante ans de recul, cet épisode prend dans les propos de Daniel Druart une tournure anecdotique.
« Le chemin de fer ne devait pas passer initialement par Tergnier mais directement par Saint-Quentin depuis Paris, via Noyon et Ham ».
Pourquoi Saint-Quentin ? La réponse est d’ordre technique. L’autonomie des locomotives à vapeurs était, en eau comme en charbon, de 130 km or 130 km, c’est la distance qui sépare Paris de Saint-Quentin en direction du Nord.
Et pourquoi pas Saint-Quentin via Noyon et Ham ? « Parce que la corporation des diligences s’est mobilisée pour contrer l’arrivée du Cheval de fer dont elle pressentait qu’elle allait accélérer son déclin. »
Maître d’œuvre du projet, la Compagnie des chemins de fer du Nord n’eut qu’à jouer du compas sur une carte pour trouver à 130 km de Paris une voie de dégagement à la vallée de l’Oise vers le Nord de la France, au creux d’un vallon bordé de part et d’autre par les communes de Tergnier, Fargniers et Quessy.
Mais bien plus que cette modification de trajectoire, ce sont les aménagements induits qui bouleversèrent le destin de Tergnier. Le projet initial de la Compagnie des chemins de fer du Nord prévoyait l’implantation à Saint-Quentin d’ateliers de réparation du matériel qui du même coup, furent construits à Tergnier sur le site de changement des véhicules tracteurs.
La rue de la gare devient très vite une véritable fourmilière.
Ce furent là les prémisses d’une véritable révolution à la fois démographique et sociologique car faute de disposer sur place de la main-d’œuvre requise, l’agglomération prit une part active à l’exode rural amorcé à l’époque en faveur de la constitution de pôles urbains et, dans le cas présent, d’un pôle urbain sorti de terre comme un champignon au bord des rails.
Cent soixante ans plus tard, cette configuration urbaine centrée sur les infrastructures ferroviaires pèse toujours et très lourdement sur le quotidien de la ville. C’est elle qui, à la fin de l’année 2008, a excité la curiosité d’un groupe d’une cinquantaine de collégiens et lycéens en provenance de Compiègne.
Motivés par l’élaboration d’un document audiovisuel, les lycéens s’intéressaient essentiellement à l’architecture de la Cité cheminote construite par Raoul Dautry après les destructions de la première guerre mondiale et à son contexte. Les collégiens, eux, étudiaient dans le cadre d’un contrat départemental de développement culturel les rapports de l’entreprise avec son milieu, thème qui les conduisit successivement à visiter ce jour-là le site Arcelormittal de Montataires dans l’Oise, la Cité jardin de Raoul Dautry à Tergnier et un peu plus au nord du département le fameux Familistère Godin de Guise.
A quoi peut bien ressembler une ville bâtie autour des rails?
« Le professeur référent voulait mettre en évidence les interactions qui régissent les rapports entre la vie d’une entreprise et la vie sociale », se souvient Daniel Druart. Ce sont ces interactions qui, depuis huit mois au moment de ces journées du patrimoine 2009, plongent dans un océan d’interrogations les randonneurs pédestres du circuit historique de Tergnier lorsque, franchissant en provenance du canal Crozat la passerelle qui surplombe le centre de triage ferroviaire et les Ateliers, Daniel Druart déplie aux portes de la Cité des Cheminots le plan originel conçu – et réalisé en une nuit dit-on - par Raoul Dautry. « Ici fut inaugurée en 1921 une cité ouvrière dont l’architecture urbaine repose sur deux cercles et une ellipse incarnant la triade Ciel-Homme-Terre » annonce t-il.
Deux cercles et une ellipse incarnant la triade Ciel-Homme-Terre.