On a tant présenté Dautry « le technocrate de la République » comme un pragmatique prompt à tirer en toute situation le meilleur parti – autant dire comme un habile opportuniste – que l’on passerait presque à côté de l’idéalisme qui l’habite.
Cet idéalisme, il le revendique sans ambiguïté dans Métier d’homme, au terme d’un chapitre intitulé Production industrielle et collaboration sociale. « Il ne tient qu’à nos intelligences, à nos cœurs et à nos bras, de donner au monde les modèles de l’Homme moderne, de la Cité moderne et de la Nation moderne qu’il attend » clame t-il.
L’Homme moderne, c’est le cheminot et sa famille, travailleur rigoureux et solidaire de ses collègues, qu’il installe dans sa Cité moderne érigée aux portes de Tergnier, telle un prototype élaboré sur la base de nouveaux rapports du capital et du travail à l’intention d’un état moderne centré sur l’homme ; pas sur l’homme tel que rêve qu’il soit tel ou tel groupe de pression mais sur l’homme tel qu’il est depuis toujours avec ses passions, ses désirs, ses besoins, ses joies et ses peines qui n’appartiennent à aucune classe en particulier.
Dautry justifie sans fausse pudeur en 1937 à propos de sa conception du métier d’ingénieur sa profonde aversion pour la lutte des classes qui prospère durant le premier tiers du XXe siècle sur les cendres d’un ultra libéralisme dont il prétend qu’il « est mort ».
« Il est futile de diviser artificiellement l’humanité en classes sociales » affirme t-il. Pour lui, « il n’y a, à la vérité, que des classes d’hommes. La moins noble est celle des égoïstes dont toute l’ambition est d’assurer leur seule vie matérielle. Au dessus d’eux, sont ceux qui créent une famille, la font vivre, la dirigent, avec un plein sens des responsabilités qui s’y engagent. Tout en haut de l’échelle, je situe ceux qui, non content de conduire fructueusement, et si possible harmonieusement, leur vie et celle de leurs proches, donnent une part de leur activité et de leur pensée au bien social et agissent en ne perdant jamais de vue l’intérêt général. Ceux-là forment une élite qui comprend des hommes venus de tous les points de l’horizon du travail, de toutes les formations et de tous les niveaux. »
L'Homme au centre
Là apparaissent en filigrane les contours du « paradoxe Dautry » : c’est dans ce qu’il y a de permanent, voire d’immuable, chez l’homme par delà les conjonctures, les époques et les enjeux du moment, que Dautry cherchent les fondements d’une amélioration du sort des Cheminots, de ses contemporains et au delà, de l’humanité entière.
Le genre humain, dans les propos de Dautry, s’affiche au centre de toute préoccupation sous les traits du plus grand dénominateur commun qui exclut toute forme d’antagonisme.
L’ingénieur dénonce avec la même verve « les chefs d’entreprises imprudents et égoïstes, les spéculateurs sans scrupule, les travailleurs manuels ou intellectuels plus envieux que consciencieux » qui à des degrés divers, doivent être tenus selon lui pour solidairement « responsables des erreurs qu’expient le monde ».
Et si d’aucun avait encore quelque hésitation à se reconnaître dans l’une ou l’autre des catégories dénoncées à la vindicte publique, Dautry les y aide en zoomant sur les détails du tableau : « Quand des hommes manquent du nécessaires devant des machines qui font, en une heure, le travail qui demandait huit jours il y a cinquante ans, notre devoir n’est d’écouter ni ceux qui veulent entretenir les rivalités, les jalousies, les conflits, ni ceux qui veulent développer une production malsaine par un machinisme excessif, ni ceux qui veulent détruire la machine qui a libéré l’homme. »
Le message de Dautry est clair : il n’entend laisser à aucun groupe de pression l’opportunité de prendre l’ascendant sur un autre. « Il ne s’agit ni de rétablir les galères pour donner du travail aux hommes, ni de construire des outils inutiles, ni de rendre des prix de revient prohibitifs, ni d’entretenir des discordes vaines, mais d’utiliser à des fins humaines la science, le capital, la machine et le travail » résume t-il en une formule dont l’écho se fracasse quatre-vingts ans plus tard sur l’actualité.
Car les propos qu’il tient en 1937 dans Métier d’homme dont il fait une sorte de bréviaire de « politique pratique », en témoignent : l’alternative à la lutte des classes qu’il expérimente dans sa cité modèle de Tergnier se nourrit bien plus d’un idéalisme dont l’évolution du monde a préservé toute la pertinence que du seul désir de servir au mieux les intérêts de la Compagnie du Nord.
Mêmes causes, mêmes effets, 73 ans plus tôt
De cet « idéalisme dont l’évolution du monde a préservé toute la pertinence », on retiendra quelques manifestations de nature à rendre à l’Histoire toutes les vertus dont s’affranchit l’homme pressé que combat déjà Dautry.
A propos de la réduction du temps de travail d’abord : « Elle sera peut-être utile, mais ne sera certainement pas suffisante car, actuellement, en pleine crise, chaque jour des fabrications sont crées qui se passent à peu près complètement de main d’œuvre… Par la puissance illimitée de la technique, on pourra surproduire demain, aussi aisément en 10 heures qu’en 48. L’histoire économique des trente dernières années prouve suffisamment que malgré la diminution progressive de la journée de travail, la production a augmenté à une cadence sans rapport avec le nombre des hommes et souvent sans rapport avec les besoins des hommes… »
A propos de la mondialisation… « J’ai connu ce temps où le Chemin de fer, heureux de chiffrer dans des statistiques annuelles l’accroissement constant du nombre des voyageurs et des tonnes de marchandises, allongeait ses rails comme si cet accroissement devait être indéfini… En France : 25400 kms en 1880, 58000 en 1929. Mais il y a une limite au nombre des voyages et le chemin de fer s’en approche maintenant que l’automobile est venue, et bientôt l’avion. Il en ira de même pour tous les outillages et toutes les productions de l’Europe car les pays hier endormis à l’ombre des sabres de Samouraïs commencent à produire des montres à 37Fr le kilo et des bicyclettes à 48 Fr la pièce. »
Et d’enchaîner sur une hypothétique remise en cause des acquis sociaux : «… De tels symptômes signifient que le libéralisme économique absolu est mort. Il ne pourrait revivre sans ramener le niveau de vie des pays de haute et vieille civilisation, comme le nôtre, au niveau de vie des populations les moins évoluées ».
A propos de la « valeur Travail » ensuite : « Trente millions de chômeurs dans le monde nous offrent aujourd’hui le spectacle paradoxal de la misère dans l’abondance et soulignent la cruauté qui résulte du désordre de nos systèmes économiques… N’est-ce pas une tâche qui s’impose d’urgence, dans tous les pays et à tous, de faire ce qu’il faut pour assurer à tous les être humains les conditions nécessaires à une vie matérielle et à une vie spirituelle plus digne. Donner à l’ouvrier la possibilité de vivre, en même temps que des raisons de vivre. »
A propos de la citoyenneté et de l’identité encore : « Quand, par une collaboration plus étroite des intérêts et des ambitions légitimes, la Nation aura assuré à tous ses fils une vie moins défiante, moins hargneuse, moins heurtée et finalement plus heureuse, elle pourra plus facilement se pencher sur leur esprit et sur leur âme et leur proposer un idéal de vie qui ait quelque grandeur. Car autant que le redressement des choses, importe le redressement des esprits. Au moment où une réorganisation nationale doit être entreprise dans l’effort et le sacrifice, un problème de foi et d’éducation se pose : on ne se bat bien que pour ce que l’on aime, on n’aime vraiment que ce que l’on connaît. »
A propos du rôle de l’Etat enfin : « Tout prouve que c’est seulement dans une discipline qui s’appliquera à l’organisation de la production et de la répartition et dans un effort intelligent et tenace pour abaisser réellement le coût de la vie, améliorer le logement, développer l’instruction, favoriser l’utilisation des loisirs, que nous pourrons, à n’en pas douter, donner à l’homme la santé, l’équilibre et le bonheur. Seul un Etat indépendant arbitrant en fin de compte des intérêts cohérents qui s’efforceront d’abord de s’harmoniser, de se contrôler d’eux mêmes, pourra sous les deux signes non contradictoires de la liberté sans licence et de l’autorité sans brutalité, réaliser cette discipline et cette limitation ».
La voie qu’il indique, souligne t-il, n’est pas nouvelle. Il en veut pour preuve les mesures d’encadrement mises en œuvre au sein des corporations sous le Moyen-âge.
Là encore s’exprime le « paradoxe Dautry » qui consiste, pour cet ardent défenseur de « la machine qui a libéré l’homme » à ne voir d’issue à la crise que dans « le refleurissement de la sagesse ancienne » grâce auquel « le Français saura, après avoir un moment oublié pour des idéologies et des chimères, comment, pourquoi et avec qui il vit, reprendre conscience de lui-même et retrouver la hiérarchie des vraies valeurs. »
Si 73 ans ne s’étaient pas écoulés depuis qu’il tint ces propos, on jurerait que Dautry est l’un de ces chantres de la Décroissance dont on vérifiera sans peine dans la vidéo ci-jointe le lien de parenté intellectuelle.
Sous le voile idéaliste du Technocrate de la République se découvre progressivement un avant-gardiste.