"...Vous aurez une idée de la gaieté prodigieuse de cette cité-jardin"...
Reconnaissance sociale, estime de soi, goût du dépassement… Les besoins que Raoul Dautry veut permettre à « ses hommes du rail » de satisfaire pour s’épanouir individuellement au sein de la collectivité le situent aux antipodes de la vive tentation de l’époque de préserver le genre humain de ses travers en effaçant chez lui toute trace d’humanité et, par-là, d’individualité.
Evoquant dans Métier d’homme le bilan humain des cités de la Compagnie du Nord, l’ingénieur des chemins de fer tient d’ailleurs à l’égard des expériences collectivistes des propos tranchés. La Compagnie du Nord, dit-il, « n’a pas voulu créer un phalanstère, et y faire entrer de force les agents et leurs familles, mais créer des conditions favorables à l’éclosion de la vie familiale, source de richesse et d’ordre, à une vie sociale éprise d’idéal, débarrassée des luttes politiques et des rivalités d’intérêt. »
Tranchés, ses propos le sont également lorsqu’il fustige l’incapacité des lieutenants de l’industrie à se comporter en meneurs d’hommes. L’école, scande t-il, n’a pas dit aux ingénieurs « qu’à côté de la machine, il y a l’ouvrier et que si l’une est de métal aux forces dociles et aux résistances calculables, l’autre est de chair et d’esprit et que ses besoins et ses aspirations n’obéissent pas à des lois aussi simples que celles de la mécanique. »
Plaidant la cause d’une formation sociale de l’ingénieur, Raoul Dautry s’appuie sur un virulent réquisitoire à l’égard d’une instrumentalisation du genre humain qui se dispense de la connaissance des hommes, « de leurs passions, de leurs désirs et de leurs besoins, de leurs joies et de leurs peines. »
Cet humanisme exacerbé se nourrit paradoxalement d’un réalisme qui le renvoie sur le terrain du pragmatisme aride. « L’art de faire vivre les hommes ensemble vingt-quatre heures par jour est un art très difficile qui ne s’accommode bien que du régiment ou du couvent. Comment le patron pourrait-il l’exercer lui-même ? Même en ne se risquant qu’à préconiser des méthodes, il s’exposerait à froisser des susceptibilités. A plus forte raison, dans une grande industrie où nécessairement il ne peut réaliser les intentions que lui dicte son cœur que par des intermédiaires, blesserait-il facilement cet esprit d’indépendance frondeuse de notre race, avec lequel il faut compter et qui n’est pas sans beauté » confie t-il.
Une ville dans la ville
Le message est clair : faute de pouvoir maîtriser la vie de ses agents, la Compagnie du Nord doit les conduire à la maîtriser eux-même. Elle doit les conduire à l’autogestion d’une vie sociale conforme à celle qu’elle attend d’eux. Encore lui faut-il réunir les conditions de cette vie sociale autonome : son organisation spatiale, ses équipements collectifs, ses logements qui sont autant d’espaces intimes constitutifs de la collectivité…
A contre-pied de la ville engloutie sous les vagues de ruraux déracinés portées par les courants de la révolution industrielle, la cité modèle de Raoul Dautry ne peut être qu’à l’image de la ville antique qui scelle la communauté de destins d’individus entre eux et avec leur environnement.
Elle ne peut être que cette « cité merveilleuse » décrite en avril 1926 dans Je sais tout.
Le rédacteur n’y dissimule rien de l’enthousiasme qui le gagne devant le plan simultanément « simple » et « grandiose » de « la nouvelle cité de Tergnier » : « Une grande ellipse, entre deux cercles, émettant tout un rayonnement de voies régulières et spacieuses… »
Et ce qu’il relate de son transport sur le terrain ne laisse poindre aucune ombre de nuance sur son jugement : « Quelle grâce et quelle fantaisie dans toutes ces maisons ! Chacune est entourée de son jardin. Point de murs, mais des clôtures de fil de fer tendu sur de sveltes poteaux de ciment armé peints en blanc. Ainsi, la cité-jardin semble toute entière un immense parc, rempli de fleurs, de légumes et – bientôt – d’arbres verdoyants. Que nous sommes loin des mornes régions industrielles du Nord classique, de leurs noirs corons et de leurs cités-casernes ! »
« Dans sa plus simple expression », poursuit-il, « chacun des logements se compose d’une salle commune, d’une chambre à coucher pour les parents, d’une chambre pour les garçons et d’une autre pour les filles. Les familles plus nombreuses disposent d’une ou deux chambres supplémentaires. Parfois, la salle commune- de vingt mètres carrés au moins- s’adjoint une cuisine. Parfois encore, la salle à manger est en même temps salon ou, comme on dit, living room. »
En pleine reconstruction, le reportage ne saurait naturellement éluder l’aspect technique du chantier. « Pour édifier ces villas, on a utilisé l’aggloméré de sable ou de gravier, et quelquefois la brique. Les agglomérés sont creux, de façon à contenir une couche d’air isolant ; et, dans le même dessein, les murs de brique ont une double cloison. Ajoutez que leur style représente une centaine de types divers ; que d’ailleurs ces types se modifient suivant le nombre de logements qu’ils contiennent ; que l’orientation des maisons est constamment différente ; que leur peinture, extérieure comme intérieure, effectuée selon les modernes procédés Stic-B, comporte les tonalités les plus variées ; et vous aurez une idée de la gaieté prodigieuse de cette cité-jardin. »