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4 novembre 2010 4 04 /11 /novembre /2010 13:36

Maisons 0224

"...Vous aurez une idée de la gaieté prodigieuse de cette cité-jardin"...

 

 

Reconnaissance sociale, estime de soi, goût du dépassement… Les besoins que Raoul Dautry veut permettre à «  ses hommes du rail » de satisfaire pour s’épanouir individuellement au sein de la collectivité le situent aux antipodes de la vive tentation de l’époque de préserver le genre humain de ses travers en effaçant chez lui toute trace d’humanité et, par-là, d’individualité.

Evoquant dans Métier d’homme le bilan humain des cités de la Compagnie du Nord, l’ingénieur des chemins de fer tient d’ailleurs à l’égard des expériences collectivistes des propos tranchés. La Compagnie du Nord, dit-il, «  n’a pas voulu créer un phalanstère, et y faire entrer de force les agents et leurs familles, mais créer des conditions favorables à l’éclosion de la vie familiale, source de richesse et d’ordre, à une vie sociale éprise d’idéal, débarrassée des luttes politiques et des rivalités d’intérêt. »

Tranchés, ses propos le sont également lorsqu’il fustige l’incapacité des lieutenants de l’industrie à se comporter en meneurs d’hommes. L’école, scande t-il, n’a pas dit aux ingénieurs «  qu’à côté de la machine, il y a l’ouvrier et que si l’une est de métal aux forces dociles et aux résistances calculables, l’autre est de chair et d’esprit et que ses besoins et ses aspirations n’obéissent pas à des lois aussi simples que celles de la mécanique. »

Plaidant la cause d’une formation sociale de l’ingénieur, Raoul Dautry s’appuie sur un virulent réquisitoire à l’égard d’une instrumentalisation du genre humain qui se dispense de la connaissance des hommes, «  de leurs passions, de leurs désirs et de leurs besoins, de leurs joies et de leurs peines. »

Cet humanisme exacerbé se nourrit paradoxalement d’un réalisme qui le renvoie sur le terrain du pragmatisme aride. «  L’art de faire vivre les hommes ensemble vingt-quatre heures par jour est un art très difficile qui ne s’accommode bien que du régiment ou du couvent. Comment le patron pourrait-il l’exercer lui-même ? Même en ne se risquant qu’à préconiser des méthodes, il s’exposerait à froisser des susceptibilités. A plus forte raison, dans une grande industrie où nécessairement il ne peut réaliser les intentions que lui dicte son cœur que par des intermédiaires, blesserait-il facilement cet esprit d’indépendance frondeuse de notre race, avec lequel il faut compter et qui n’est pas sans beauté » confie t-il.

 

Une ville dans la ville

 

Le message est clair : faute de pouvoir maîtriser la vie de ses agents, la Compagnie du Nord doit les conduire à la maîtriser eux-même. Elle doit les conduire à l’autogestion d’une vie sociale conforme à celle qu’elle attend d’eux. Encore lui faut-il réunir les conditions de cette vie sociale autonome : son organisation spatiale, ses équipements collectifs, ses logements qui sont autant d’espaces intimes constitutifs de la collectivité…

A contre-pied de la ville engloutie sous les vagues de ruraux déracinés portées par les courants de la révolution industrielle, la cité modèle de Raoul Dautry ne peut être qu’à l’image de la ville antique qui scelle la communauté de destins d’individus entre eux et avec leur environnement.

Elle ne peut être que cette «  cité merveilleuse » décrite en avril 1926 dans Je sais tout.

Le rédacteur n’y dissimule rien de l’enthousiasme qui le gagne devant le plan simultanément « simple » et « grandiose » de « la nouvelle cité de Tergnier » : « Une grande ellipse, entre deux cercles, émettant tout un rayonnement de voies régulières et spacieuses… »

Et ce qu’il relate de son transport sur le terrain ne laisse poindre aucune ombre de nuance sur son jugement : « Quelle grâce et quelle fantaisie dans toutes ces maisons ! Chacune est entourée de son jardin. Point de murs, mais des clôtures de fil de fer tendu sur de sveltes poteaux de ciment armé peints en blanc. Ainsi, la cité-jardin semble toute entière un immense parc, rempli de fleurs, de légumes et – bientôt – d’arbres verdoyants. Que nous sommes loin des mornes régions industrielles du Nord classique, de leurs noirs corons et de leurs cités-casernes ! »

« Dans sa plus simple expression », poursuit-il, « chacun des logements se compose d’une salle commune, d’une chambre à coucher pour les parents, d’une chambre pour les garçons et d’une autre pour les filles. Les familles plus nombreuses disposent d’une ou deux chambres supplémentaires. Parfois, la salle commune- de vingt mètres carrés au moins- s’adjoint une cuisine. Parfois encore, la salle à manger est en même temps salon ou, comme on dit, living room. »

En pleine reconstruction, le reportage ne saurait naturellement éluder l’aspect technique du chantier. « Pour édifier ces villas, on a utilisé l’aggloméré de sable ou de gravier, et quelquefois la brique. Les agglomérés sont creux, de façon à contenir une couche d’air isolant ; et, dans le même dessein, les murs de brique ont une double cloison. Ajoutez que leur style représente une centaine de types divers ; que d’ailleurs ces types se modifient suivant le nombre de logements qu’ils contiennent ; que l’orientation des maisons est constamment différente ; que leur peinture, extérieure comme intérieure, effectuée selon les modernes procédés Stic-B, comporte les tonalités les plus variées ; et vous aurez une idée de la gaieté prodigieuse de cette cité-jardin. »

 

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17 octobre 2010 7 17 /10 /octobre /2010 15:13

Raoul-Dautry-copie-1.jpg« Sous les traits idéalistes du Technocrate de la République se dévoile progressivement un avant-gardiste » annoncions-nous lors de notre dernière étape du voyage sur les traces de Raoul Dautry.

De fait, la déclinaison de ses principes d’ordre général au cas particulier de la compagnie des Chemins de fer du Nord est en soi novatrice et, qui plus, est, efficace.

Consacrant dans Métier d’homme, un chapitre à l’exemple des Cités-jardins du Nord, Dautry en veut pour preuve que « l’on meurt moins dans les cités que dans les agglomérations voisines. »

Les chiffres en attestent : en 1921, année de l’inauguration de la cité modèle de Tergnier, on y enregistre 75 naissances et 3 décès d’enfants de moins d’un an soit un taux de mortalité infantile de 4% contre 39% dans le reste de l’agglomération Tergnier, Fargnier, Vouel où sont enregistrées 94 naissances et 37 décès d’enfants de moins d’un an.

Au passage, les chiffres attestent d’une autre réalité : non seulement on meurt moins dans la cité cheminote de Tergnier mais de surcroît, on y naît plus.

L’exemple ternois n’a rien d’un cas isolé. Le taux de natalité des 32 cités édifiées par la compagnie du Nord entre 1919 et 1921 est en 1923 de 3,9% sur les cinq départements de l’Aisne, de l’Oise, du Nord, du Pas-de-Calais et de la Somme. C’est 0,8% de plus que le taux de natalité global de ces cinq départements et presque deux fois plus que le taux de natalité national qui est de 2%.

« Tout ce qui aurait pu rappeler l’ancien coron a été banni » martèle Raoul Dautry lors des conférences sur les Cités-jardins du Nord qu’il multiplie entre 1921 et 1926. « Une voirie soignée, des rues aux tracés souples et variés, des logements sans cohabitation ni communauté d’aucune sorte, tous d’au moins quatre pièces et aussi souvent de cinq et de six pièces que le nécessite le nombre des familles nombreuses, une construction aussi parfaite comme qualité qu’on a pu l’obtenir dans les régions dévastées, très diverse comme façades, silhouettes et peintures ; de larges fenêtres bien orientées ; des jardins de 4 à 5 ares par famille, de grands squares publics et des stades de jeux, des locaux communs nécessaires à la croissance physique et intellectuelle et à l’hygiène des habitants ; des arbres, des fleurs, l’eau à discrétion, le tout-à-l’égout, l’éclairage électrique et enfin un loyer modéré de 750 francs par an en moyenne… » : ainsi décrit-il ces cités dont il fonde paradoxalement le fonctionnement sur un cloisonnement du travail et de la vie privée. « Au travail, il y a le subordonné et le chef, les devoirs et le salaire ; il faut qu’il y ait discipline et commandement énergique. A la maison et dans la cité, il n’y a plus que des citoyens, qui collaborent non par obligation mais par goût, des individus qui perdraient leur dignité de chefs de famille et d’hommes libres s’ils vivaient de dons, de charité, et ne payaient pas de leurs deniers leur hygiène, leurs plaisirs et ceux de leur famille » explique t-il.

 

Maslow avant l'heure

 

A la satisfaction des besoins les plus élémentaires et des aspirations à la sécurité, Raoul Dautry intègre celle de l’estime de soi et de la reconnaissance sociale. « Les aptitudes et les qualités sociales ne sont pas nécessairement fonction du grade administratif » prévient-il. « On s’est donc seulement efforcé de déposer le ferment généreux des œuvres de mutualité, d’hygiène, de culture physique, artistique et musicale… dans ces immenses réservoirs d’énergie, d’initiative, de bonne volonté, de bon sens et de dévouement que sont les cités avec leurs agen,ts de tous grades et de toutes fonctions. Ensuite, soit par de petites subventions, soit surtout en servant de liens entre les cités et les sociétés, où les généreux dévouements individuels se donnent pour but l’hygiène de l’enfance, l’enseignement, les arts, le sport, le jardinage, l’assistance aux malades, on a fourni à la fermentation la température la plus favorable. Cette méthode nouvelle, hardie, qu’on a qualifiée de «  communisme »- pour accabler de ce mot ses inspirateurs – s’oppose donc complètement à la méthode des œuvres qui, mésestimant l’individu, le dispense de l’effort, et l’habitue à la passivité.»

Tout est dit ; ou presque car le système Dautry ainsi exposé ne résisterait pas à l’épreuve du temps sans l’implication de ses principaux acteurs. « Un Triumvirat central, dit Comité de gestion des cités, qui fonctionne en dehors de tout service et n’a aucun caractère administratif, inspire et stimule les initiatives locales relatives aux œuvres d’enseignement et d’hygiène, aux fêtes, à la décoration des cités ; il distribue des crédits d’édilité, les augmente ou les réduit selon que la cité est bien ou mal gérée » précise t-il.

« D’autre part, dans chaque cité de plus de cinquante logements, un Conseil d’administration composé de trois fonctionnaires nommés par le Comité de gestion et d’agents élus par leurs camarades, à raison d’un membre par cinquante ménages, constitue un véritable conseil municipal. »

Les enjeux de sa cité modèle, Dautry les résume en quelques phrases : «  …si les maisons sont la création de la Compagnie, la cité est l’œuvre de ceux qui l’habitent. Une mentalité nouvelle d’initiative cordiale et de raison pratique se crée qui est en harmonie avec nos méthodes et nos moyens de travail. Des volontés s’affirment, des consciences s’épurent, et ce sont là les résultats moraux les plus grands que nous pouvions espérer. »

D’autres que Raoul Dautry s’intéresseront également à ces enjeux. On songe en particulier au psychologue Abraham Maslow et à sa fameuse pyramide des besoins humains qui imprégna en profondeur et imprègne toujours les fondements de la gestion des ressources humaines.

Très schématiquement, la motivation humaine est assujettie selon lui à la satisfaction de différentes catégories de besoins hiérarchisées selon une structure pyramidale dont chaque niveau supérieur ne saurait regrouper des besoins durablement satisfaits hors de la satisfaction préalable des besoins situés au niveau inférieur.

Au premier niveau, Maslow associe les besoins les plus élémentaires : manger, boire, dormir dans de bonnes conditions.

Au deuxième niveau, il situe les aspirations à la sécurité puis, au troisième niveau, la reconnaissance sociale.

Au quatrième niveau, il place l’estime de soi et au cinquième niveau enfin, l’implication et le goût de l’effort.

La similitude avec les vertus que Dautry prête à ses cités est ici frappante. Une nuance majeure pourtant, mérite d’être relevée : l’époque. En inaugurant en 1921 sa cité modèle de Tergnier, Raoul Dautry l’ingénieur précède de vingt-deux ans la publication en 1943 de la théorie de la motivation du psychologue Abraham Maslow.

Heureux hasard ? Cela paraît d’autant moins probable que – nous le verrons dans nos prochains billets – non content de devancer sur le terrain une application majeure de la psychologie, Raoul Dautry devancera largement également dans sa conception de la cité modèle de Tergnier quelques applications majeures de la sociologie.

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9 octobre 2010 6 09 /10 /octobre /2010 14:20

Expo-Longueau1.jpg

De retour de Longueau où elle présentait en tant que salariée du comité d'établissement régional SNCF quelques panneaux photographiques consacrés aux installations ferroviaires de Tergnier, Chantale Deneuville est stupéfaite de l'accueil réservée par les habitants de l'agglomération amiènoise à la première fête du rail.

"Non seulement le public s'est déplacé en masse mais il s'est de surcroît montré extrêmement curieux et attentifs aux commentaires" explique t-elle.

Les installations ferroviaires de l'époque de la vapeur, les ateliers, la cité des cheminots, la vie dans la cité des cheminots... C'est bien entendu de l'âge d'or de la vie cheminote, à Longueau comme à Tergnier, dont il était question ce week end là puisque la première fête du rail était présentée par la commune de Longueau comme préalable à un projet de musée du rail destiné à préserver de l'oubli tout un pan de la mémoire collective et par là de l'identité de cette extension de la capitale picarde.

La portée identitaire de ce travail de mémoire, selon les témoignages recueillis sur place par Chantale Deneuville, est d'autant plus prégnante que la sensibilité de ses dépositaires est à fleur de peau. " J'y ai conversé avec des personnes âgées profondément troublées par l'évolution ferroviaire car la SNCF reste pour elles une machine gigantesque qui ne craint ni la concurrence, ni l'évolution technologique; une sorte de très grande famille au sein de laquelle on est en sécurité dès lors qu'on y entre " explique t-elle.

Plus encore que le désengagement de la SNCF des activités sociales qui cimentaient la communauté cheminote, c'est le sentiment diffus de la tromperie qui selon elle, alimente le trouble. " Ces gens là ont donné le meilleur d'eux-mêmes pour une entreprise qui, elle-même, a donné le meilleur pour la Nation or les services sont progressivement démantelés au nom de la modernisation et de la concurrence non pas parce que le marché du transport est en crise mais parce que les options économiques qui y prédominent sont dictées par des critères de priorité étrangers à la culture cheminote. "

C'est d'une crise de valeurs fondatrices à la fois d'une grande entreprise nationale et d'un projet de société dont témoigne en somme Chantale Deneuville. Manifestement, elle a bien trouvé à Longueau l'empreinte de cet immense chantier social ouvert en son temps et contre les tendances dominantes de son époque par Raoul Dautry.

 

Expo-Longueau-2.jpg

A l'occasion de cette première fête du rail de Longueau, Chantale Deneuville a présenté quelques superbes clichés représentatifs de la vie cheminote ternoise qu'elle espère pouvoir également présenter sous peu au public ternois.

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5 octobre 2010 2 05 /10 /octobre /2010 16:32

On a tant présenté Dautry «  le technocrate de la République » comme un pragmatique prompt à tirer en toute situation le meilleur parti – autant dire comme un habile opportuniste – que l’on passerait presque à côté de l’idéalisme qui l’habite.

Cet idéalisme, il le revendique sans ambiguïté dans Métier d’homme, au terme d’un chapitre intitulé Production industrielle et collaboration sociale. « Il ne tient qu’à nos intelligences, à nos cœurs et à nos bras, de donner au monde les modèles de l’Homme moderne, de la Cité moderne et de la Nation moderne qu’il attend » clame t-il.

L’Homme moderne, c’est le cheminot et sa famille, travailleur rigoureux et solidaire de ses collègues, qu’il installe dans sa Cité moderne érigée aux portes de Tergnier, telle un prototype élaboré sur la base de nouveaux rapports du capital et du travail à l’intention d’un état moderne centré sur l’homme ; pas sur l’homme tel que rêve qu’il soit tel ou tel groupe de pression mais sur l’homme tel qu’il est depuis toujours avec ses passions, ses désirs, ses besoins, ses joies et ses peines qui n’appartiennent à aucune classe en particulier.

Dautry justifie sans fausse pudeur en 1937 à propos de sa conception du métier d’ingénieur sa profonde aversion pour la lutte des classes qui prospère durant le premier tiers du XXe siècle sur les cendres d’un ultra libéralisme dont il prétend qu’il «  est mort ».

« Il est futile de diviser artificiellement l’humanité en classes sociales » affirme t-il. Pour lui, « il n’y a, à la vérité, que des classes d’hommes. La moins noble est celle des égoïstes dont toute l’ambition est d’assurer leur seule vie matérielle. Au dessus d’eux, sont ceux qui créent une famille, la font vivre, la dirigent, avec un plein sens des responsabilités qui s’y engagent. Tout en haut de l’échelle, je situe ceux qui, non content de conduire fructueusement, et si possible harmonieusement, leur vie et celle de leurs proches, donnent une part de leur activité et de leur pensée au bien social et agissent en ne perdant jamais de vue l’intérêt général. Ceux-là forment une élite qui comprend des hommes venus de tous les points de l’horizon du travail, de toutes les formations et de tous les niveaux. »

 

L'Homme au centre

 

Là apparaissent en filigrane les contours du « paradoxe Dautry » : c’est dans ce qu’il y a de permanent, voire d’immuable, chez l’homme par delà les conjonctures, les époques et les enjeux du moment, que Dautry cherchent les fondements d’une amélioration du sort des Cheminots, de ses contemporains et au delà, de l’humanité entière.

Le genre humain, dans les propos de Dautry, s’affiche au centre de toute préoccupation sous les traits du plus grand dénominateur commun qui exclut toute forme d’antagonisme.

L’ingénieur dénonce avec la même verve «  les chefs d’entreprises imprudents et égoïstes, les spéculateurs sans scrupule, les travailleurs manuels ou intellectuels plus envieux que consciencieux » qui à des degrés divers, doivent être tenus selon lui pour solidairement «  responsables des erreurs qu’expient le monde ».

Et si d’aucun avait encore quelque hésitation à se reconnaître dans l’une ou l’autre des catégories dénoncées à la vindicte publique, Dautry les y aide en zoomant sur les détails du tableau : « Quand des hommes manquent du nécessaires devant des machines qui font, en une heure, le travail qui demandait huit jours il y a cinquante ans, notre devoir n’est d’écouter ni ceux qui veulent entretenir les rivalités, les jalousies, les conflits, ni ceux qui veulent développer une production malsaine par un machinisme excessif, ni ceux qui veulent détruire la machine qui a libéré l’homme. »

Le message de Dautry est clair : il n’entend laisser à aucun groupe de pression l’opportunité de prendre l’ascendant sur un autre. « Il ne s’agit ni de rétablir les galères pour donner du travail aux hommes, ni de construire des outils inutiles, ni de rendre des prix de revient prohibitifs, ni d’entretenir des discordes vaines, mais d’utiliser à des fins humaines la science, le capital, la machine et le travail » résume t-il en une formule dont l’écho se fracasse quatre-vingts ans plus tard sur l’actualité.

Car les propos qu’il tient en 1937 dans Métier d’homme dont il fait une sorte de bréviaire de « politique pratique », en témoignent : l’alternative à la lutte des classes qu’il expérimente dans sa cité modèle de Tergnier se nourrit bien plus d’un idéalisme dont l’évolution du monde a préservé toute la pertinence que du seul désir de servir au mieux les intérêts de la Compagnie du Nord.

 

Mêmes causes, mêmes effets, 73 ans plus tôt

 

De cet «  idéalisme dont l’évolution du monde a préservé toute la pertinence », on retiendra quelques manifestations de nature à rendre à l’Histoire toutes les vertus dont s’affranchit l’homme pressé que combat déjà Dautry.

A propos de la réduction du temps de travail d’abord : « Elle sera peut-être utile, mais ne sera certainement pas suffisante car, actuellement, en pleine crise, chaque jour des fabrications sont crées qui se passent à peu près complètement de main d’œuvre… Par la puissance illimitée de la technique, on pourra surproduire demain, aussi aisément en 10 heures qu’en 48. L’histoire économique des trente dernières années prouve suffisamment que malgré la diminution progressive de la journée de travail, la production a augmenté à une cadence sans rapport avec le nombre des hommes et souvent sans rapport avec les besoins des hommes… »

A propos de la mondialisation… « J’ai connu ce temps où le Chemin de fer, heureux de chiffrer dans des statistiques annuelles l’accroissement constant du nombre des voyageurs et des tonnes de marchandises, allongeait ses rails comme si cet accroissement devait être indéfini… En France : 25400 kms en 1880, 58000 en 1929. Mais il y a une limite au nombre des voyages et le chemin de fer s’en approche maintenant que l’automobile est venue, et bientôt l’avion. Il en ira de même pour tous les outillages et toutes les productions de l’Europe car les pays hier endormis à l’ombre des sabres de Samouraïs commencent à produire des montres à 37Fr le kilo et des bicyclettes à 48 Fr la pièce. »

Et d’enchaîner sur une hypothétique remise en cause des acquis sociaux : «… De tels symptômes signifient que le libéralisme économique absolu est mort. Il ne pourrait revivre sans ramener le niveau de vie des pays de haute et vieille civilisation, comme le nôtre, au niveau de vie des populations les moins évoluées ».

A propos de la «  valeur Travail » ensuite : « Trente millions de chômeurs dans le monde nous offrent aujourd’hui le spectacle paradoxal de la misère dans l’abondance et soulignent la cruauté qui résulte du désordre de nos systèmes économiques… N’est-ce pas une tâche qui s’impose d’urgence, dans tous les pays et à tous, de faire ce qu’il faut pour assurer à tous les être humains les conditions nécessaires à une vie matérielle et à une vie spirituelle plus digne. Donner à l’ouvrier la possibilité de vivre, en même temps que des raisons de vivre. »

A propos de la citoyenneté et de l’identité encore : « Quand, par une collaboration plus étroite des intérêts et des ambitions légitimes, la Nation aura assuré à tous ses fils une vie moins défiante, moins hargneuse, moins heurtée et finalement plus heureuse, elle pourra plus facilement se pencher sur leur esprit et sur leur âme et leur proposer un idéal de vie qui ait quelque grandeur. Car autant que le redressement des choses, importe le redressement des esprits. Au moment où une réorganisation nationale doit être entreprise dans l’effort et le sacrifice, un problème de foi et d’éducation se pose : on ne se bat bien que pour ce que l’on aime, on n’aime vraiment que ce que l’on connaît. »

A propos du rôle de l’Etat enfin : « Tout prouve que c’est seulement dans une discipline qui s’appliquera à l’organisation de la production et de la répartition et dans un effort intelligent et tenace pour abaisser réellement le coût de la vie, améliorer le logement, développer l’instruction, favoriser l’utilisation des loisirs, que nous pourrons, à n’en pas douter, donner à l’homme la santé, l’équilibre et le bonheur. Seul un Etat indépendant arbitrant en fin de compte des intérêts cohérents qui s’efforceront d’abord de s’harmoniser, de se contrôler d’eux mêmes, pourra sous les deux signes non contradictoires de la liberté sans licence et de l’autorité sans brutalité, réaliser cette discipline et cette limitation ».

La voie qu’il indique, souligne t-il, n’est pas nouvelle. Il en veut pour preuve les mesures d’encadrement mises en œuvre au sein des corporations sous le Moyen-âge.

Là encore s’exprime le « paradoxe Dautry » qui consiste, pour cet ardent défenseur de «  la machine qui a libéré l’homme » à ne voir d’issue à la crise que dans «  le refleurissement de la sagesse ancienne » grâce auquel « le Français saura, après avoir un moment oublié pour des idéologies et des chimères, comment, pourquoi et avec qui il vit, reprendre conscience de lui-même et retrouver la hiérarchie des vraies valeurs. »

Si 73 ans ne s’étaient pas écoulés depuis qu’il tint ces propos, on jurerait que Dautry est l’un de ces chantres de la Décroissance dont on vérifiera sans peine dans la vidéo ci-jointe le lien de parenté intellectuelle.

Sous le voile idéaliste du Technocrate de la République se découvre progressivement un avant-gardiste.

 

 

 

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29 septembre 2010 3 29 /09 /septembre /2010 18:38

 

fete-du-rail-Longueau.jpgL'actualité semble d'ores et déjà répondre à une question qu'il nous faudra nous poser lorsque nous aurons vu comment et selon quelles modalités s'est organisée la vie de la cité: le modèle social dont Raoul Dautry fit de la cité des Cheminots de Tergnier une vitrine a t-il été exporté dans d'autres villes du Réseau du Nord avec le même succès qu'à Tergnier?

La réponse nous vient en l'occurrence de l'agglomération amiènoise où la ville de Longueau accueille ce week end sa première fête du rail.

« Longueau se doit non seulement de défendre la présence de l’activité de la SNCF sur son territoire, mais également d’en faire perdurer sa mémoire. Le projet de création d’un musée du rail est une des facettes de cette volonté de la municipalité » explique la mairie sur le site consacré à la présentation de l'évènement.

C'est que l'évolution de la ville est imbriquée dans celle du rail. « L’origine d’une immense partie de ses maisons et de ses établissements sportifs, culturels, sociaux est issue de la présence de la SNCF sur son sol et surtout au c?ur de son activité économique. Dans la cité cheminote (le sud de Longueau), dans la cité du château (à l’ouest), dans l’ESCL (les clubs sportifs), dans l’AMCL (la musique) et dans bien d’autres activités, tout rappelle la présence active du rail dans la ville. L’immense majorité de la population de Longueau travaille, a travaillé, ou a un parent qui a travaillé à la SNCF » précise encore la mairie qui veut bien entendre parler de l'évolution des transports et par conséquent du rail.

Pour autant, elle ne fait pas de l'évolution en question, laquelle s'est traduite l'an passé par un transfert de personnel vers Tergnier, une simple donnée économique. « La présence des activités ferroviaires dans notre ville se réduit et la ville en souffre. Elle n’en souffre pas tant par la réduction de son activité économique, mais, aussi et surtout au travers de la souffrance de ses habitants, tous cheminots, amis ou enfants de cheminots qui voient disparaître l'atelier où ont travaillé tant et tant de leurs proches. »

On l'aura compris: Longueau vit avec le rail une relation filiale en tout point conforme à celle que Tergnier entretient.

 

Pour en savoir plus sur la fête du rail, consulter le site de la ville de Longeau dédié à l'évènement, et celui de l'Association pour la Recherche et la Préservation des Documents et Objets (ARPDO80) relatifs aux chemins de fer en Picardie.

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27 septembre 2010 1 27 /09 /septembre /2010 08:23

Les retrouvailles à Tergnier des anciens apprentis de la promotion 1959-1962, ont réveillé les souvenirs de Jean-Pierre Guays, ancien apprenti lui aussi mais à Ermont (MT)  au sein de la promotion 1961-1964. Plus que des souvenirs, c'est un précieux témoignage que nous vous livrons ici  avec son aimable autorisation.

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23 septembre 2010 4 23 /09 /septembre /2010 14:06

agriculture-Daniel.jpg

 

La photo n'est pas d'excellente qualité mais elle suffit à témoigner de la réalité de l'état de modernisation de l'agriculture dans le canton de La Fère dont dépendait Tergnier en 1930. Au passage, on ne le reconnaîtra pas forcément mais le petit blondinet du premier plan n'est autre que notre guide Daniel Druart.

 

 

L’aversion naturelle de Raoul Dautry est assurément à l’origine de l’un des traits les plus controversés du personnage.

Dans Le technocrate de la République, Rémi Baudouï évoque volontiers " la lutte contre le syndicalisme" menée par le fondateur de la cité. "Les cités-jardins ne sont pas arrivées à bout du syndicalisme révolutionnaire placé sous le parrainage de Lénine et Trotsky" écrit-il non sans rappeler au passage le bannissement des réunions syndicales de l’enceinte ferroviaire.

De là à déduire que Dautry se fait l’ennemi de l’amélioration du sort de la classe ouvrière, il y a pourtant un pas à ne pas franchir tant son positionnement dans son époque se dévoile sous un jour autrement plus complexe à la lecture de ses propos.  "La vie qui est faite à beaucoup d’hommes est une constante injure à leur dignité, une perpétuelle méconnaissance des conditions nécessaires à leur santé et à leur bonheur" affirme t-il dans Métier d’homme, un ouvrage paru en 1937 chez Plon sous forme de recueil d’allocutions prononcées au cours de sa vie professionnelle.

La phrase ici rapportée est en l’occurrence extraite d’une allocution prononcée en 1935 devant les médecins du réseau de l’Etat mais on en trouve bien d’autres dans cet ouvrage, qui attestent de sa détermination à lutter non pas contre l’un ou l’autre des acteurs de la lutte des classes qui s’installe, mais contre les causes de cette lutte des classes.

"Il faut sortir de l’anarchie économique qui nous démoralise et nous affame, de l’anarchie intellectuelle et spirituelle qui nous déchire. Il faut repenser tous les problèmes en fonction de notre temps, éliminer les antagonismes artificiels et destructeurs qui nous séparent, concilier les divergences naturelles toutes fécondes en vue de nos activités " déclare t-il le 7 janvier 1934 devant la Société industrielle de Saint-Quentin.

Le message de Dautry est aussi clair qu’enraciné dans son action: il ne veut plus être le spectateur impuissant d'une farce semblable à celle qui se joua sous ses yeux à Polytechnique déchirée par l’affaire Dreyfus alors même que la prestigieuse école, dépassée par les évolutions techniques et la révolution industrielle, était sur le point de faillir à sa mission première de formation de l’élite des appareils de la Nation.

Dautry ne veut pas soutenir ou combattre telle ou telle partie en présence; il veut dépasser les conflits potentiels pour réunir les parties autour de l’objectif commun qui leur est assigné ; un positionnement qui rappelle à point nommé que l’ultra libéralisme alors combattu par le syndicalisme grandissant n’a pas eu plus droit de cité dans le quartier cheminot de l’agglomération ternoise que le syndicalisme lui-même.

Reste que la réunion des parties autour d’un objectif commun doit s’accommoder au sein du réseau du Nord d’une situation périlleuse car l’antagonisme que condamne Dautry s’y développe sur le terreau fertile de la frustration.

La résurgence à la ville et dans l’Industrie de la misère qu’elles ont fuie dans l’abandon de leurs racines est pour les populations d’origines rurales une source de résignation à la dégradation de leur condition humaine ou au contraire, sous l’impulsion du syndicalisme qui agit comme un puissant catalyseur, le ferment d’une révolte sociale qui confine à la contre révolution industrielle.

 

Les ruraux se rebiffent

 

Les anciens ruraux l’ont compris : en accourant à l’Industrie pour fuir la précarité croissante de leurs modes de vie ruraux, ils se sont réfugiés sous l'aile de la cause de leur désarroi. L’ère industrielle n’a pas seulement ouvert les portes d’un nouveau monde parallèle au leur ; il a englouti le leur. Les populations rurales sacrifiées sur l’autel du modernisme ne sauraient se résigner à l’être une seconde fois sur celui du profit.

" La révolution industrielle ne conquiert pas les campagnes par les méthodes qu’on pourrait a priori imaginer : le facteur technique est nettement second…. Seules les régions qui ont sélectionné leurs produits, valorisé leur capital d’exploitation, répondu à un appel du marché, exploité rationnellement le travail, peuvent ensuite accroître leur avance et leur capacité de production par le progrès technique qui, d’ailleurs, ne s’adapte bien qu’à elles"  écrit à ce sujet Jean-Pierre Rioux, agrégé d’Histoire, dans La révolution industrielle 1780-1880 (Editions du Seuil, collection Point, 1971).

"Les sacrifiés des campagnes, ces artisans, ces manouvriers, ces petits propriétaires, ces jeunes, nous les retrouvons en ville, plus ou moins vite adaptés à leur nouveau travail et à la vie urbaine, amer ou nostalgiques, happés par un monde industriel qu’ils connaissent mal et auquel leurs enfants n’échapperont pas" ajoute l’historien.

Cette réalité sociale a si durablement marqué les consciences cheminotes que René Poulet, une figure ternoise de la Vapeur alors président de l’association Le toit du cheminot, s’en souvenait encore en mai 2008 lorsqu’on lui demandait ce qui, dans le mouvement social de mai 1968 à Tergnier, l’avait particulièrement frappé : "les conditions de vie des ouvriers agricoles!" avait-il répondu sans détour. " C’était la misère et en tant que cheminots, nous ne pouvions rester indifférents car nous comptions dans nos rangs beaucoup d’anciens ouvriers agricoles. C’est que la vapeur, c’était pas facile ! il n’y avait pas toujours de candidats alors la SNCF recrutait des gens qu’il fallait former certes, mais qui étaient prêts à bosser durement pourvus qu’ils gagnent leur croûte".

Ses souvenirs sont allégrement étayés par les statistiques démographiques établies en 1945 sur le département de l’Aisne par l’inspecteur de l’enseignement primaire J. Ferry : la population rurale du canton de La Fère auquel était à l’époque rattachée l’actuelle agglomération ternoise, était en 1936 cent neuf fois inférieure à celle de 1836 alors que la population ternoise enregistrait dans le même temps une hausse de 1688%, celle de Quessy une hausse de 868%, celle de Fargniers une hausse de 524% et celle de Vouel enfin, une hausse de 445%.

Le secteur rural se meurt, la ville explose et au regard des commentaires formulés par Gaston Lhérondelle en 1923 sur le cercueil de l’ancien maire de Tergnier Gustave Grégoire, on sait que la ville cheminote n’est encore à l’aube du nouveau siècle qu’un "village boueux."

Selon quelles options Raoul Dautry a t-il choisi de s’attaquer à la résolution de cette périlleuse équation ?

Celles qui, selon lui, militent en faveur de l’avènement d’une " science de l’Homme" dont il plaide encore la cause dans Métier d’Homme évoquant son allocution aux médecins du réseau de l’Etat deux ans plus tôt.

"C’est notre ignorance de nous-mêmes qui a donné à la mécanique, à la physique et à la chimie le pouvoir de modifier au hasard les anciennes formes de la vie", martèle t-il, citant le Docteur Alexis Carrel, de l’Institut Rockfeller de recherches médicales qui en 1935, avait publié un ouvrage intitulé L’Homme, cet inconnu.

Pour Raoul Dautry, " l’Homme devrait être la mesure de tout alors qu’il est un étranger dans le monde qu’il a créé. Il n’a pas une connaissance positive de sa propre nature. L’énorme avance prise par les sciences des choses inanimées sur celles des êtres vivants est un des évènements les plus tragiques de l’histoire de l’humanité."

Un constat qui s’appuie de façon frappante sur le sens donné par Irène Mainguy à la métaphore du "passage de la perpendiculaire au niveau" : "C’est après être passé par le stade d’une descente intérieure, dans nos zones d’ombre ou ténèbres intérieures, pour les identifier et les accepter par une réelle connaissance, que l’on pourra remonter jusqu’au niveau horizontal de la terre, lieu ou centre d’un axe formant une croix, à partir duquel on entreprendra d’approfondir tous les aspects de la dimension terrestre."

Autrement dit : avant de construire, avant de produire, de quoi l’Homme est-il fait ? De quoi a t-il besoin ? Sur quoi peut-il s’appuyer ?

 Nous avions une métaphore du fil à plomb; nous voilà avec une ligne directrice.

 

Rene-Poulet.jpg

René Poulet; ici dans sa tenue de Confrère des Maqueux d'saurets le 30 mai 2008, se souvenait très bien des liens particuliers qui unissaient encore en 1968 les Cgeminots avec le monde rural. Hélas pour la culture cheminote dont il demeura jusqu'au bout à Tergnier l'un des piliers, il devait disparaître quelques mois plus tard; fin septembre 2008 très exactement. Il y a tout juste deux ans aujourd'hui.

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18 septembre 2010 6 18 /09 /septembre /2010 14:57

L'hebdomadaire La vie du rail, s'intéresse dans son édition datée du 15 septembre 2010 sous la plume de Yann Goubin, à notre voyage sur les traces de Raoul Dautry. Une excellente synthèse qui préserve l'Histoire autant que les Hommes sans jamais céder au cliché. A lire autant qu'à partager...

 

Vie-du-rail.jpg

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17 septembre 2010 5 17 /09 /septembre /2010 14:36

Gregoire 1Les propos tenus par Gaston Lhérondelle " au nom de tous les frères de la loge Proudhon" lors du rapatriement du corps de Gustave Grégoire en mars 1923 en disent long à la fois sur les conditions dans lesquelles Tergnier fit face au brusque afflux de population cheminote et sur la réalité de l'activité maçonnique locale de l'époque.

 

" Tergnier a toutes les bonnes raisons à l’aube du XXe siècle de faire siennes les préoccupations liées aux capacités d’une ville à offrir devant un brusque afflux d’habitants un cadre de vie adapté " écrivions-nous dans notre précédent billet. Et pour cause : la population de Tergnier passe de 258 habitants lors de la première révolution industrielle - celle du textile - à plus de 3000 lorsque, au milieu du siècle éclate la deuxième révolution industrielle, cette fois celle de l’acier ; une hausse démographique de l’ordre de 1200% en à peine plus de trente ans soit d’une génération à l’autre !

Encore n’est-il question là que de la seule commune de Tergnier car les communes de Quessy, Fargniers et Vouel enregistreront elles aussi , à des degrés différents, de spectaculaires mouvements démographiques.

Dans une Etude de démographie locale destinée en 1944 à épauler les enseignants du département de l’Aisne dans leurs fonctions, J. Ferry, inspecteur de l’enseignement primaire, faisait état " d’une progression constante et très importante du nombre d’habitants des quatre communes réunies ", qualifiant l’agglomération ternoise de "  plus bel exemple pour le département de cité-champignon née du rail. "

Les chiffres sont à l’avenant : 1786 habitants en 1836 ; 1923 en 1846 ; 2227 en 1856 ; 4403 en 1866; 6292 en 1876; 7252 en 1886 ; 7814 en 1896 ; 8682 en 1906 ; 11 796 en 1926; 13642 enfin, en 1936.

A la lumière de cet éclairage décennal, trois périodes se distinguent nettement. La première, de croissance démographique exponentielle entre les pointages de 1846 et 1876, cadre avec la construction de la ligne Creil-Saint-Quentin et des premiers ateliers vers 1850 puis des lignes Tergnier-Laon vers 1855 et Amiens-Tergnier vers 1865.

La deuxième période, de 1876 à 1906, se traduit par une croissance démographique toujours très forte mais moins spectaculaire néanmoins que la précédente ; elle est marquée par l’extension des ateliers.

La troisième enfin, entre 1906 et 1936, est marquée pour une nouvelle accélération de la croissance démographique qui correspond simultanément, après la guerre, à l’édification de la Cité des cheminots et à la réduction de la durée hebdomadaire du temps de travail qui engendre une hausse mécanique de l’effectif des Cheminots.

 

Troublante "future importance"

 

Dans quelles conditions cet afflux " constant et important" de population est-il absorbé?

Sur ce front, la situation est semble t-il nettement moins glorieuse. De cela, on trouvera trace plus tard dans l’oraison funèbre prononcée par Gaston Lhérondelle lors du rapatriement du corps du Docteur Gustave Grégoire, ancien maire de Tergnier de 1896 à 1912, tué dans les Balkans en novembre 1917.

"Il comprit ce que devait être Tergnier dans un prochain avenir et d’un village boueux, insalubre, il voulut faire un pays propre, sain, préparé en vue de sa future importance", affirme t-il.

Au passage, on notera que le journal L’Aisne qui relate la cérémonie funèbre dans le détail dans son édition datée des jeudi 23 et samedi 25 mars 1923, attribue ses propos au conseiller d’arrondissement et maire de Fargniers mais c’est au nom " de tous les frères de la loge Proudhon " que Gaston Lhérondelle s’adresse néanmoins à la famille Grégoire.

Le détail est loin d’être anecdotique car il met en lumière plusieurs interrogations dont la première n’est pas la moindre : à quelle " future importance" de Tergnier Gustave Grégoire pouvait-il songer avant 1912 sous des traits prémonitoires suffisamment précis pour que Gaston Lhérondelle les reconnaissent  comme conformes à la réalité de 1923, sachant que l’évolution la plus notable du tissu urbain intervenue entre temps tient à l’édification de la cité des Cheminots lors de la reconstruction de la ville?

Quant à la deuxième interrogation, elle a plutôt valeur d’indice pour nous qui nous questionnons depuis le début de notre voyage dans le temps sur l’hypothétique référence compagnonnique, voire maçonnique, des symboles décryptés dans la cité des cheminots : les propos de Gaston Lhérondelle "  au nom des frères de la loge Proudhon " fondée par Gustave Grégoire – propos rapportés par le journal l’Aisne qui cite également M. Pavaillon " au nom de la grande Loge de France et de la grande famille maçonnique" - témoignent de l’existence alors, sur l’agglomération ternoise, d’une activité maçonnique qui a pignon sur rue (*).

Ultime remarque dont on ne sait, à ce stade de nos investigations, s’il faut ou non lui attribuer un caractère anecdotique : la loge évoquée par Gaston Lhérondelle sur le cercueil de Gustave Grégoire porte le nom de Pierre Proudhon dont la pensée marqua en profondeur l’action des pionniers français de la Première internationale socialiste, partisans d’un modèle social et économique fondé sur une fédération de coopératives.

La coopération ? Voilà qui devrait raviver quelques souvenirs dans les rangs de celles et ceux qui vécurent l’âge d’or de la cité.

Notre parcours sur les traces de Raoul Dautry s’ouvre décidément sans cesse sur de nouvelles pistes à défricher. Dans notre prochain billet, nous nous engagerons sur celle que Dautry justement, a choisi d’emprunter pour tenter de préserver la compagnie du Nord de l’antagonisme d’une lutte des classes.

 

(*) : C’est cette activité maçonnique ayant pignon sur rue que Daniel Druart évoquera ce dimanche 19 septembre dans le cadre des journées du patrimoine. Le rendez-vous est fixé à 14 heures sur la place de l’hôtel de ville et, comme toujours, la visite est gratuite.

 

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13 septembre 2010 1 13 /09 /septembre /2010 15:38

En marge de notre parcours sur les traces de Raoul Dautry, ce petit crochet par les retrouvailles à Tergnier des apprentis de la promotion 1959-1962, cinquante et un ans après leur première rencontre. A lire ici

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L'histoire d'une Histoire

 

Vue aerienne

 

 

Ville-champignon érigée autour des rails, Tergnier est une ville que l'on croyait sans autre histoire que celle du chemin de fer et de ses destructions successives par les guerres jusqu'à ce que la curiosité de l'un de ses habitants, ancien épicier, mette à jour des richesses jusqu'alors insoupçonnées venues du fond des âges.  

Sautez dans «  le train en marche » et partager cette formidable aventure humaine aux confins du compagnonnage et de la franc-maçonnerie, dans des registres où se côtoient les applications les plus modernes de la sociologie et les plus anciens rites de fondation des villes, la psychologie et l'économie, l'Histoire officielle et l'actualité d'un passé qui interroge le présent....