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20 février 2011 7 20 /02 /février /2011 17:18

 

Poursuivons un peu plus à l’Ouest notre traversée de la Cité selon l’axe de la course du soleil pour arriver enfin à l’étonnant complexe sportif composé du stade Charles Secret et de la piscine.

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Bien plus que la qualité des équipements, leur existence même interpelle dans le contexte particulier de la reconstruction qui suivit la première guerre mondiale car ce n’est ni un quartier ni même une ville qu’il s’agit de reconstituer mais l’ensemble du quart nord-est du pays. La tâche est immense et si le chemin de fer est une priorité, c’est uniquement qu’il lui faut être opérationnel dans les plus brefs délais pour alimenter ce colossal chantier.

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L’aménagement d’un complexe sportif d’un niveau de qualité tel que celui affiché dans la Cité ferait presque figure de luxueuse parenthèse dans un tel climat d’urgence si Raoul Dautry n’assignait pas à la pratique sportive d’autres finalités que celles du divertissement physique.

L’empreinte de la grande guerre est profondément marquée dans les esprits et, avec elle, tout ce que la IIIe République cultive depuis 1870 dans le terreau de la revanche.

C’est la grande époque des sociétés de gymnastique aux allures martiales. Elles, se nomment la Vaillante, la Fraternelle, la Chaunoise, les Carabiniers… Un peu partout, villes et villages semblent vouloir sculpter dans leur Jeunesse leur propre contingent de soldats en devenir, robustes et taillés pour l’effort.

Dautry plus que tout autre a dans ce contexte de bonnes raisons d’intégrer la pratique sportive au quotidien. Il a une «  armée de Cheminots » à lever.

Il le rappellera aux médecins du réseau de l’Etat en novembre 1929 : il est «  nécessaire de ne recruter que des hommes robustes. »

« Le métier de Cheminot est dur ! » clame t-il. « Présence de jour comme de nuit ; longues immobilités succédant à des périodes d’intense activité sur les chantiers soumis aux intempéries ; rude travail de la chauffe ou de la conduite des machines ; vie dans des bureaux parfois mal aérés, tel est le partage d’un grand nombre de cheminots. »

De même qu’il fonde sa politique sociale et hygiéniste sur la confusion des intérêts sanitaires du cheminot avec les intérêts financiers du réseau, Dautry dans ce contexte, affecte clairement aux équipements sportifs le rôle de laboratoire. Il s’agit d’y assurer la détection et la préparation de «  l’armée des Cheminots » qu’il entend lever ; une conception de la gestion des ressources humaines qu’il défendra, également en novembre 1929, devant les médecins du réseau de l’Etat qu’il appelle à la mobilisation. « Nous ne recrutons pas, d’ailleurs, que des adultes ; nous formons aussi des apprentis. Sur ces enfants, j’appelle toute votre sollicitude. Nous avons envers eux des devoirs particuliers, celui de les diriger vers la profession qui leur convient, celui de leur garder ou de leur refaire une santé. Je demande aux médecins des centres d’apprentissage de les suivre de trimestre en trimestre, de s’assurer que l’effort demandé à celui-ci n’est pas excessif, de veiller à ce que la pratique des sports ne tourne pas en abus chez celui-là, et de nous dire ce qu’ils pensent afin que nous procurions à chaque sujet le métier auquel il est le plus apte et que nous prescrivions pour chaque groupe de jeunes gens la discipline de travail, de soins et de jeux qui lui est le plus profitable. Quand vous aurez ainsi fourni le Réseau d’hommes sains et vigoureux, vous devrez vous efforcer de les conserver tels. »

 

Des tranchées au chantier

 

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Cette «  vigueur » que Dautry attend des hommes du Réseau et qu’il fait distiller dans les centres d’apprentissage à une portée qui ne se limite pas aux capacités physiques.

Yves Buteau en témoignait en septembre dernier lorsqu’il nous entretenait des retrouvailles de la promotion 1959-1961 du centre d’apprentissage de Tergnier : « L’articulation de la formation était permanente entre les cours théoriques, les cours pratiques et même le sport ; très important, le sport ! » s’exclamait-il. « Nous faisons tous partie d’une équipe de sport et cela continuait à nous lier en dehors du centre. »

On retrouve bien là l’esprit du Raoul Dautry qui assignait à l’ingénieur le devoir de «  refaire les forces de ses hommes durant les seize heures où ils ne sont pas sur le chantier ou à l’atelier. »

Au passage, on se souvient à Tergnier que la présidence de l’Entente Sportive des Cheminots de Tergnier fut invariablement assurée jusque l’approche des années 2000 par le chef d’établissement des ateliers.

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Dans ce «  lien sportif » hors du centre d’apprentissage évoqué par Yves Buteau, on retrouve aussi l’esprit de cette «  fraternité de paix » dont Raoul Dautry attend qu’elle soit aussi efficace pour la prospérité du Réseau et la reconstruction du pays que le fut la fraternité des tranchées qui longtemps pour lui, restera une référence.

Il s’y référera d’ailleurs en 1934 encore devant la société industrielle de Rouen où, ayant quitté le réseau du Nord pour la direction du réseau de l’Etat, il se livre à une plaidoirie mémorable en faveur du dépassement de l’individu dans le collectif.

Ses mots, il les emprunte à François Lachelier, le petit-fils du philosophe Jules Lachelier auquel on attribue à cette époque une influence durable sur l’enseignement de la philosophie en France (NDR : le Petit Larousse a oublié depuis jusque son nom...) ; des mots empruntés à un fils qui, la veille d’un combat dont il ne reviendra pas vivant, écrit à sa mère un courrier de la même veine que celui du jeune résistant Guy Moquet à ses parents vingt-cinq ans plus tard. « C’est la gloire de l’époque moderne d’avoir pu amener librement tant de millions de gens à se sacrifier complètement à une idée, et, par elle, à se soumettre à l’esclavage le plus rude et le plus exclusif qui soit. Mais la vraie liberté consiste à se soumettre et à se résigner à ce que l’on a jugé inévitable, à consentir qu’on est qu’une pièce du mécanisme dont on aurait pu être l’ingénieur… »

Cette conception de la gloire d’une époque dans le dépassement des intérêts et des aspirations individuelles nous propulse au sommet de la pyramide de Maslow.

Dans notre traversée de la Cité à hauteur de la place de France selon l’axe est-ouest de la course quotidienne du soleil qui constitue l’unité de temps fondamentale de la vie sociale, nous sommes au bout du chemin.

Nous sommes aussi et surtout en 1919 ; c’est l’aspect le plus étonnant de la parfaite transposition sur le terrain par un ingénieur du chemin de fer, de la théorie de la motivation développée par Maslow un quart de siècle plus tard. L’ingénieur semble avoir esquissé des solutions aux problèmes de ses contemporains avant même que le psychologue formalise son diagnostic. Quelle est donc cette sensibilité particulière qui conduit le technicien Raoul Dautry à percevoir et hiérarchiser les tréfonds du genre humain ?

L’exploration de la Cité décidément, ne cesse de révéler des trésors enfouis.

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L'histoire d'une Histoire

 

Vue aerienne

 

 

Ville-champignon érigée autour des rails, Tergnier est une ville que l'on croyait sans autre histoire que celle du chemin de fer et de ses destructions successives par les guerres jusqu'à ce que la curiosité de l'un de ses habitants, ancien épicier, mette à jour des richesses jusqu'alors insoupçonnées venues du fond des âges.  

Sautez dans «  le train en marche » et partager cette formidable aventure humaine aux confins du compagnonnage et de la franc-maçonnerie, dans des registres où se côtoient les applications les plus modernes de la sociologie et les plus anciens rites de fondation des villes, la psychologie et l'économie, l'Histoire officielle et l'actualité d'un passé qui interroge le présent....