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16 septembre 2012 7 16 /09 /septembre /2012 16:20

Raoul DautryDans le tumulte de l’Histoire semble indéfiniment se rejouer la confrontation des inconciliables, étions-nous parvenus à conclure au terme de notre précédent billet. Or Raoul Dautry présente sur ce point une particularité : très jeune déjà, il présente une étonnante capacité à se préserver de la confrontation.

On mesurera les effets salvateurs de cette posture lorsque, élevé après le décès de son père par sa très catholique et traditionaliste grand-mère paternelle, il sera accueilli avec le même bonheur après le décès de celle-ci dans le foyer radicalement anticlérical et progressiste de sa tante. A aucun moment il ne songe à épouser ni à repousser les valeurs de l’un ou de l’autre de ses foyers successifs. Au contraire, rapporte Rémi Baudouï dans Raoul Dautry, le technocrate de la République, il n’opère aucune distinction entre l’éducation confessionnelle et l’enseignement laïque auxquels il se soumet successivement de bonne grâce. Au-delà des contradictions qui opposent ces deux systèmes, lui retient leur fond commun de patriotisme, de culte de l’obéissance et de l’honneur pour s’inspirer d’un idéal commun d’effort et de sacrifice hors duquel il n’est point selon lui de « vie radieuse.»

Bref, Raoul Dautry ne se focalise pas sur ce qui divise ; il s’appuie sur ce qui est susceptible de rassembler.

C’est cette même volonté de ne pas succomber à la confrontation des antagonismes que l’on retrouve chez le jeune polytechnicien lorsque, à vingt ans, il débarque en 1900 de sa province dans la prestigieuse école secouée, par l’affaire Dreyfus.

Lui, Dautry, est Dreyfusard mais loin de se consacrer à l’affaire qui agite la France entière, il investit toute son énergie dans une quête personnelle de connaissances, de compréhension et de savoirs opérationnels que l’institution, estime t-il, n’est plus en mesure de lui apporter.

Dautry brille dans ce contexte par son pragmatisme.

C’est encore cette volonté de désamorcer la confrontation des antagonismes que l’on retrouve dans les rapports du jeune inspecteur de la Voie du réseau du Nord lorsque, prônant la création de postes de médecins, de maisons de cure ou encore de garderies d’enfants, il écrit en novembre 1917 à sa hiérarchie : « Il faut bien se convaincre de ce fait que la France est pauvre en hommes et que toute dépense faite pour sauver une vie n’est jamais une charge. Il y a tant d’économies à faire à la Compagnie qu’on pourra, avec elles, si on sait y intéresser le personnel, soulager bien des misères des agents et améliorer le sort de n os agents qui, dans les durs moments que nous traversons, n’ont jamais marchandé leur peine. »

Le message est clair : la Compagnie peut et doit associer son personnel à une politique d’économies dont il serait bénéficiaire, trouvant ainsi la juste contrepartie de la rudesse du métier dans un contexte difficile.

Six mois plus tard rappelons-le, c’est Raoul Dautry qui s’engagera à construire en trois mois une voie de contournement du front de la Somme déterminante pour l’issue de la guerre et que les services du Génie militaire estimaient inconstructible en moins de dix-huit mois.

 

Ville laborieuse, ville dangereuse?

 

Plan cite NB

 

Dans le tumulte de son époque, Raoul Dautry semble être mu par les ressorts de la dialectique. Dans les intérêts contraires des uns et des autres, il puise matière à servir l’ensemble.

C’est cette permanente volonté de dépasser les antagonismes que nous retrouvons dans le plan de sa cité modèle de Tergnier.

Cette fois, Dautry ne préconise plus la création de postes de médecins ou l’aménagement de garderies d’enfants ; il vise la création d’une ville, dans toutes ses dimensions spatiales et sociales, et doit convaincre les décideurs de la Compagnie et de son époque.

Sa tâche s’annonce délicate.

Les stigmates de la guerre, si profondes soient-elles dans les consciences, n’effacent pas totalement celles de la grève de 1910 vécue par les grands capitaines d’industrie comme un véritable traumatisme.

Les dissensions qui ont ébranlé l’Internationale Socialiste à la veille de la guerre et les bouleversements sociaux intervenus dans l’enfer des tranchées nuancent singulièrement le spectre d’une révolution ouvrière mais l’époque n’est pas loin, encore, où les classes laborieuses étaient réputées être des classes dangereuses.

La construction d’une « ville laborieuse » passe dans ces conditions pour un pari audacieux, voir provocateur. Qui plus est la construction d’une ville laborieuse corporative, avec tout ce que cela sous-tend de particularismes qui échappent à la coupe réglée d’un système politique dont l’une des premières préoccupations fut d’interdire sous la Révolution les corporations.

Bref, au risque de passer pour un missile téléguidé de l’Internationale Socialiste ou pour un nostalgique de l’ère prérévolutionnaire, Dautry doit convaincre les décideurs de la Compagnie et de son époque de se réconcilier avec l’inconciliable.

Encore faut-il qu’il les rassure quant à ses intentions.

Dans un contexte marqué par l’avènement de la Franc-maçonnerie aux plus hautes fonctions de la vie publique et économique - ce qui, nous l’avons vu, nourrit le feu antimaçonnique -, on peut aisément imaginer que Raoul Dautry, en recourant au langage maçonnique, ait lancé un signe de reconnaissance susceptible de lui ménager au préalable un terrain favorable à l’argumentation.

Le recours à la planche tracée lui procure par ailleurs, et peut-être même en tout premier lieu, un autre avantage considérable : celui de pouvoir présenter simultanément l’esprit de son projet et sa matérialisation. Car les formes qu’il assigne à sa cité sont aussi des signes préalablement connus et reconnus par ceux-là même qu’il veut convaincre et forment en cela autant d’éléments de codage d’un langage dont l’assemblage forme un discours.

niveau 2 ARaoul Dautry ne réfute pas l’association encore largement répandue des classes laborieuses aux classes dangereuses. Le premier des cercles qu’il imprime au plan de sa cité contient d’ailleurs un carré imparfait constitué et maillé de rues aux noms évocateurs des désordres de l’Humanité. Tout, dans ce secteur de la cité ouvrant sur la ville voisine, renvoie à l’imperfection, au désordre, au chaos.

Mais à la différence de nombre de grands capitaines d’industrie qui n’ont de cesse d’en appeler à l’intervention de la troupe lorsque survient le désordre, lui, Raoul Dautry, croit aux vertus de l’éducation.

En progressant un peu plus vers le cœur de sa cité selon l’axe du fil à plomb qui incarne, rappelons-le, l’introspection, le second cercle est une ellipse, évocation de l’œuf dans lequel prend forme la vie et s’ajustent mutuellement les différentes fonctions de l’organisme. Un incubateur en quelque sorte, dont la pierre brute figurée entre les premier et deuxième cercles par un rectangle imparfait ressort polie, c’est-à-dire parfaitement rectangulaire et adossée au carré parfait contenu dans le troisième cercle où les rues évoquent cette fois la connaissance, portée selon l’axe de la course du soleil par un idéal frappé du sceau… de la Maîtrise maçonnique.

L’assemblage des symboles tels que nous nous sommes efforcés d’en décrypter la signification au fil de notre parcours, forme la trame d’un discours en tout point semblable à celui que Dautry développera par la suite au fil de ses conférences et interventions publiques.

« En tout point » sauf un : à maintes reprises, Raoul Dautry exhortera ses auditoires successifs à se laisser porter par un idéal mais à aucun moment - sauf peut-être dans des cercles très restreints - il n’imprima à son idéal le sceau de la Franc-Maçonnerie.

D’où tenait-il dans ces conditions, cette maîtrise du langage symbolique traditionnel qui lui permit de réaliser sa planche tracée ?

Dautry, on le sait, était féru de Compagnonnage. Rémi Baudouï le note dans son ouvrage consacré au Technicien de la République : dans le petit village de Lourmarin dont le père des cités cheminotes de la Compagnie du Nord est devenu maire à la libération, une enseignante tire ses dictées du livre Compagnonnage dont la préface est signée Raoul Dautry.

A t-il directement à voir avec le Compagnonnage ? L’hypothèse paraît peu vraisemblable au regard d’un parcours qui ne cède aucune place à un tour de France tel que l’impose aux siens le Compagnonnage.

Jean-Bernard lui-même au demeurant, le, confirme dans son ouvrage intitulé Le Compagnonnage lorsqu’il commente les propos tenus en 1950 par Raoul Dautry.

« Il faudra que les Compagnons restent les gardiens de cette part inviolable et oubliée de notre humanité : l’âme ouvrière » déclarait alors l’ancien ingénieur de la Voie.

Dans cette mission, il voyait les conditions de la survie des Compagnons mais aussi « l’accomplissement d’une œuvre aussi grande que celle des bâtisseurs de cathédrales leurs pères. »

Commentaire de Jean Bernard qui, au passage, ne « refuse » pas dans le cas présent la référence aux confréries de bâtisseur du Moyen Age : les propos de Raoul Dautry sont une belle définition du Compagnonnage, venue « d’un homme qui était de l’extérieur par rapport à nous. »

Se peut-il dans ce cas que, depuis « l’extérieur », Dautry se soit patiemment exercé à la maîtrise du langage des symboles comme nous nous y sommes patiemment initiés, Daniel Druard et moi-même, depuis trois ans sur ses pas ?

L’exercice - nous devons le confesser - est aussi laborieux que délicat. Il eut fallu que l’autodidacte profane soit suffisamment sûr de sa parfaite maîtrise du langage des symboles pour y engager le sort d’un projet aussi audacieux que celui de ses cités cheminotes.

Dernière hypothèse - probablement celle qui brûle toutes les lèvres - : Raoul Dautry a t-il été rompu aux subtilités de la planche tracée et du langage symbolique dans le secret d’une loge maçonnique ?

En l’absence de trace formelle, toute réponse, qu’elle soit affirmative ou négative, ne peut relever que de l’intime conviction.

Pour notre part, tout juste retiendrons-nous que si Dautry a puisé ses forces et sa conviction dans l'idéal maçonnique, alors force est de constater qu'il a su refaire en sens inverse le chemin qui avait conduit à la dissolution, dans la vague spéculative, des anciennes confréries de métiers.

Force nous est également de constater que le choix du site de Tergnier, ville alors très ouverte à la Franc-Maçonnerie, ne résulte peut-être pas dans ce cas du seul hasard des capacités techniques.

L'hypothèse confère à son oeuvre un caractère intemporel qui nous touche d'autant plus que nous vivons aujourd'hui cette crise née de la mondialisation de l’économie libérale dont il pressentait le caractère inéluctable.

La révolution russe qui partagea le monde entre les économies libérale et planifiée, puis les deux guerres mondiales, ont repoussé l'échéance mais passé le cap de la réconciliation franco-allemande et de la chute du mur de Berlin, les projections dressées à l'aube du XXe siècle par Raoul Dautry recouvrent un siècle plus tard toute leur pertinence.

 

Et maintenant?

 

patrimoine 2012

 Dimanche 16 septembre 2012: jamais la thématique des journées européennes du patrimoine n'avait aussi bien cadrée avec les explications de Daniel Druard qu'en ce jour où nous bouclons notre parcours sur les traces de Raoul Dautry.

 

Nous voici donc parvenus au terme de notre parcours sur les traces de Raoul Dautry.

Le hasard a voulu que nous plantions notre drapeau aux portes de la Cité modèle ce dimanche 16 septembre 2012 durant les journées européennes du patrimoine focalisée cette année sur le patrimoine " caché."

« Inviter à découvrir les patrimoines cachés, c’est faire appel à notre âme d’enfant, à la joie de lever le voile sur une part du mystère et au plaisir de lever le nez ou de baisser le regard sur des trésors insoupçonnés » clame la ministre de la Culture et de la Communication Aurélie Filippetti.

Puisse Tergnier donc, préserver et partager longtemps encore ces trésors.

Pour ce qui concerne Citemodele, l’aventure ne s’arrête pas là.

Nous voulions tester les capacités des technologies modernes de communication «  à distance » à tisser du lien durable. L’expérience s’avère tout à fait probante.

Au passage, Merci à Over Blog qui nous a offert les moyens techniques de la mener, ainsi qu’à toutes celles et ceux qui, parfois dans l’ombre, nous ont aidés à démêler l’écheveau de cette formidable aventure humaine.

Il nous reste à présent à compléter et enrichir notre fond documentaire; à explorer également des chemins de traverse que nous avons laissés sur le côté jusqu’à présent pour ne pas nous disperser dans de trop longs détours.

Nous explorerons donc des sujets aussi divers mais aussi étroitement associés à l’entreprise de Raoul Dautry que les multiples déclinaisons, à l’ensemble du réseau du Nord, de la cité modèle de Tergnier ; que les enjeux économiques majeurs du développement du rail, les progrès technologiques qui le rendirent possible, la formation spécifique des Cheminots, ou encore le remodelage du territoire opéré par la révolution du Chemin de fer.

 

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L'histoire d'une Histoire

 

Vue aerienne

 

 

Ville-champignon érigée autour des rails, Tergnier est une ville que l'on croyait sans autre histoire que celle du chemin de fer et de ses destructions successives par les guerres jusqu'à ce que la curiosité de l'un de ses habitants, ancien épicier, mette à jour des richesses jusqu'alors insoupçonnées venues du fond des âges.  

Sautez dans «  le train en marche » et partager cette formidable aventure humaine aux confins du compagnonnage et de la franc-maçonnerie, dans des registres où se côtoient les applications les plus modernes de la sociologie et les plus anciens rites de fondation des villes, la psychologie et l'économie, l'Histoire officielle et l'actualité d'un passé qui interroge le présent....